Le numérique : entre fardeau et liberté
Vous êtes dépendants, et vous ne le réalisez même pas.
Voir aussi : « Tu m’écoutes ou pas ? » – Dépendance électronique
C’est ce qu’on partage avec un scarabée qui aimait trop les bouteilles vides.
Il existe dans le désert australien une espèce de scarabée au comportement sexuel étonnant. Les mâles de cette espèce ont une idée de la partenaire parfaite: elle est grande, brune, et a le dos couvert de petites bosses… exactement comme un type de bouteilles de bières australienne. L’attraction de ces femelles de verre sur les scarabées mâles est telle qu’ils abandonnent volontiers les gentilles femelles scarabées pour tenter de séduire (et de se reproduire) avec des bouteilles de bière abandonnées.
Au point où ce phénomène avait, selon les recherches des biologistes Gwynne et Rentz, gagnants du prix Ig Nobel de 2011, un effet potentiellement grave sur leur population: plusieurs mâles brûlés par le soleil désertique, morts d’épuisement en tentant, en vain, de charmer ces “femelles” étrangement indifférentes à tous leurs efforts de séduction.
Ces bouteilles de bière étaient, aux yeux des scarabées, ce qu’on appelle dans le jargon scientifique un “hyperstimulus”: une chose qui nous attire naturellement mais qui, dans des proportions exagérées, devient presque irrésistible. C’est la différence entre le goût légèrement sucré des carottes et celui du gâteau au chocolat.
Les marchands de l’irrésistible
Nous ne sommes pas si différents de ces insectes puisqu’il existe dans notre environnement de plus en plus de ce genre de stimuli, qui s’accrochent sur des appétits tout à fait naturels, mais qui les rendent presque irrésistibles.
Dans un livre publié en 2019 “The Age of Addiction: How bad habits became business”, l’auteur Américain David Courtwright trace l’histoire de ces hyperstimuli dans l’environnement humain: l’alcool, le tabac, le café, le chocolat. Produits consommables, qui peuvent engendrer de mauvaises habitudes et se muter en dépendances qui font de nous l’équivalent humain du scarabée grillé sur une bouteille abandonnée…
Une des thèses principales du livre est que ces hyperstimuli exploitent volontairement nos vulnérabilités. L’enjeu n’est pas simplement de résister à ces nouveaux stimuli qui se trouvent en abondance dans notre environnement, mais de résister à des entreprises qui ont des ressources financières presque inépuisables consacrées à rendre leur produit plus accessible, plus stimulant.
“C’est comme s’ils prenaient de la cocaïne behaviorale et qu’ils la saupoudraient sur leurs interfaces. C’est le genre de choses qui vous y ramènent encore et encore!”
Un hyperstimulus dans nos poches
Comment faire lorsque l’hyperstimulant se trouve dans nos poches? Avec l’invention du téléphone intelligent, nous avons affaire pour la première fois à un hyperstimulant quasi inépuisable, toujours à portée de mains. Cet outil, qui s’accroche à nous à travers notre tendance naturelle à l’exploration et la curiosité, semble de plus en plus difficile à déposer. C’est parce qu’on ne sait pas si la vibration qu’on vient de sentir annonce un nouveau texto qui propose une sortie entre amis, ou simplement le rappel d’un rendez-vous où nous sommes déjà, que l’envie de saisir son téléphone devient presque irrésistible.
Au-delà des scènes anecdotiques qu’on voit de plus en plus fréquemment (comme celle d’une famille entière, attablée au restaurant où chacun est rivé devant son écran), les effets néfastes de cette nouvelle dépendance se manifestent de plus en plus.
Par exemple, au Québec, la distraction causée par les téléphones intelligents a rejoint l’alcool au niveau des causes d’accidents mortels sur la route. Il ne s’agit pas de faire de ces cas extrêmes une mise en garde hystérique du genre: attention, votre téléphone va vous tuer. Plutôt, ils expriment l’attraction presque irrésistible qu’il peut avoir. Le conducteur qui est distrait par un texto qu’il doit absolument consulter alors qu’il pilote une tonne de métal à plus de 100 km/h a été conditionné pendant longtemps pour en arriver à ce point.
C’est d’ailleurs l’accusation que font plusieurs personnes ayant travaillé dans l’industrie du développement des applications qui rendent nos téléphones si attrayants: “C’est comme s’ils prenaient de la cocaïne behaviorale et qu’ils la saupoudraient sur leurs interfaces. C’est le genre de choses qui vous y ramènent encore et encore!” affirmait Aza Raskin, l’inventeur du “déroulement infini”.
Cette drogue behaviorale, nous y sommes de plus en plus accrochés: l’application RescueTime, qui aide les utilisateurs de smartphone à faire le suivi de leur usage électronique, rapportait que la moyenne de ses 11 000 utilisateurs passait 3h15 sur leur appareil chaque jour. Un chiffre qui me semblait exagéré, jusqu’à ce que je mesure ma propre utilisation.
Au-delà du temps, souvent perdu, et de la distraction, l’usage excessif du téléphone intelligent semble avoir plusieurs effets négatifs sur la santé: plusieurs recherches récentes font état chez les usagers d’une perte de sommeil, d’un niveau de stress artificiellement élevé, d’une baisse de la capacité de concentration, et même d’une hausse du taux de cancers.
La réaction de Silicon Valley
Plusieurs artisans de cette révolution électronique, sensibilisés à ses effets néfastes, sont parmi les plus ardents résistants à l’invasion grandissante du téléphone intelligent et de ses applications irrésistibles. Le plus notable d’entre eux, Steve Jobs, ancien PDG d’Apple, était réputé pour ne pas permettre à ses enfants d’utiliser un iPad. Aujourd’hui, plusieurs anciens employés de firmes comme Facebook et Google font appel à une programmation plus humaine qui refuserait d’exploiter les tendances humaines naturelles pour rendre les utilisateurs plus lucratifs. Cures de désintox, applications modératrices, méditation de pleine conscience: la Silicon Valley innove aussi dans la réponse aux problèmes qui y sont créés.
De la vigilance libertaire
Revenons à David Courtwright qui, dans son ouvrage sur le phénomène de l’addiction au fil des siècles, notait que le contre-pouvoir à l’avancement de ces substances avait souvent été religieux. Pour expliquer leur opposition, on a accusé ces mouvements d’être allergiques à toutes formes de nouveauté. Serait-il possible que ce soit plutôt parce qu’ils étaient dotés d’un souci parfois exagéré de la santé de l’âme, ou à cause de leur contact constant avec les victimes de ces nouvelles dépendances, que ces mouvements religieux firent la promotion de la prohibition de l’alcool, du jeu ou du tabac?
Ce qui me motive en tant que chrétien à limiter et contenir mon utilisation électronique est plus une forme de vigilance libertaire qu’une crainte de la nouveauté.
C’est justement là l’ironie des sociétés “libres” dans lesquelles nous vivons en occident: libérés des structures disciplinaires formelles, il revient à chaque individu d’assurer sa liberté à quelque dépendance que ce soit par l’autodiscipline. C’est à la fois une liberté et un fardeau: liberté parce que je prends mes décisions pour moi-même, mais fardeau parce que ma volonté est continuellement sollicitée par ces hyperstimuli qu’on essaie de me vendre.
La subjectivité chrétienne naît du poids de la liberté de l’âme qui n’est plus assujettie à une structure disciplinaire: “Tout m’est permis! Mais tout ne m’est pas utile. Tout m’est permis! Mais je ne me laisserai asservir par rien.” C’est cette réponse de l’apôtre Paul dans son Épitre aux Corinthiens qui illustre mieux cette dynamique: je peux passer 4 heures par jour sur mon téléphone si je veux, mais si je le fais, est-ce vraiment parce que je le veux?
En deux mille ans de mise à l’épreuve de la subjectivité, on peut trouver dans les pratiques spirituelles chrétiennes plusieurs sources d’inspiration. L’une de celles-ci, à laquelle je retourne souvent, est celle du jeûne: l’abstinence, pour un temps déterminé, de quelque chose. Le jeûne me permet de réaliser que je n’ai pas besoin de quelque chose pour vivre: ça remet les objets à leur place.
Le jeûne n’était pas quelque chose qui ne se faisait qu’une fois, mais il était continuellement répété, particulièrement lorsque l’autodiscipline se perdait. Pour ma part, c’est en faisant le jeûne de certaines applications que j’ai réalisé à quel point je n’avais ni besoin de Facebook, ni de Twitter pour vivre. L’homme ne vivra pas de téléphone seulement…
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