APORIA : une pensée d’Elsie Pomier
« Le système de la mode est devenu l’indicateur moralisateur. Comme religion, il condamne nos excès. Mais en rien il ne nous libère. Il révèle juste le cœur de l’être humain. » Une pensée percutante d’Elsie Pomier sur nos motivations intérieures.
C’est un instant durant lequel rien ne se comprend. Nous regardons ce qui s’est passé en arrière, puis tentons d’imaginer ce qui se passera ensuite. Rien ne transparaît. Ni logique ni sentiment ne se mettent en résonance pour que la vie reprenne.
Comment réagissons-nous, face à l’insoluble ? Mais surtout pourquoi réagissons-nous comme cela ?
Notre industrie de la mode a un double reflet.
Elle reflète notre comment. Elle reflète notre pourquoi.
Plus j’étudie la mode, plus je réalise qu’elle est l’image de nos motivations, produits de nos intentions.
Pour nos économies, sont asservis des individus, de l’enfant au mourant, des populations voir des pays entiers. Je pense à la minorité ethnique des Ouïgours, en Chine ou à la population du Bangladesh. Chez nous aussi, l’asservissement est là. Sont exploités et cachés ce(ux) qui fabrique(nt) le rêve de la modernité. Et à chaque horreur découverte et dénoncée, on sait que la prochaine sera plus sournoise et pire encore. Quelle que soit l’intention, un fait demeure : l’être humain détruit encore son propre frère.
Un récit biblique écrit dans la Genèse raconte l’histoire de deux frères : Caïn & Abel.
L’un est agriculteur, Caïn.
L’autre est berger, Abel.
Tous deux adorent le même Dieu.
Un jour, Abel offre les plus beaux animaux, premiers-nés de son troupeau.
Caïn apporte des fruits de la terre.
Abel donne, entier, ce qui pourrait coûter à la qualité de son élevage.
Caïn donne, en se contentant de répondre à cette exigence de donner.
Dieu reçoit avec plaisir le don offert avec intention, celui d’Abel, motivé par la reconnaissance. Mais Dieu n’accepte pas celle de Caïn, vide d’inspiration. Comme si aux yeux de Dieu, le geste dépourvu d’entièreté n’est pas recevable. Caïn est face à un jugement qu’il ne comprend pas, aporie. Et par colère il tue son propre frère.
Dieu lui demande « Où est Abel ? »
Caïn rétorque : « Suis-je le gardien de mon frère ? »
Dieu l’interroge : « Pourquoi agis-tu comme ça ? »
Tant de stratégies mises en œuvre pour aller vers l’autre pour le faire mourir.
Tant de stratégies mises en œuvre pour aller vers l’autre pour le faire produire.
Tant de stratégies mises en œuvre pour aller vers l’autre et le faire acheter.
La sur-consommation
La sur-production
Sur-communication
Sur-vente
Sur-activité
En 2019 il a été produit 24,3 milliards de paires de chaussures.
Nous sommes 7 milliards.
Moi-même, il m’a été difficile de m’arrêter. Je n’ai pas vu ma santé se dégrader alors que j’étais responsable d’un atelier de réinsertion par la couture. À première vue tout était beau, juste. Je me croyais si impliquée dans ces personnes. J’étais en fait sur-impliquée, tête baissée, à tenter de sauver.
Il n’y a plus de temps. Il n’y a plus d’espace.
Où suis-je ?
Quel motif nous pousse à agir comme ça ?
Ce que nous façonnons est devenu le maître qui nous façonne.
La mode s’érige comme loi.
Dirigeant la pensée,
Normalisant les plastiques,
L’illusion de créer, de concevoir,
On produit ou on copie.
Le souffle nouveau s’essouffle.
La façon nous façonne.
Le système de la mode est devenu l’indicateur moralisateur. Comme religion, il condamne nos excès. Mais en rien il ne nous libère. Il révèle juste le cœur de l’être humain.
Jacques Ellul dans La subversion du christianisme écrit : « La conduite qui est appelée par l’évangile est un dépassement de la morale de toute morale, qui apparaît comme un obstacle à la rencontre avec Dieu. »
C’est bien cela que Abel a saisi et que Caïn n’a pas compris.
Si la mode demeure un joli cadre moral sans interroger les motivations de nos cœurs, nous n’aurons pas fait mieux que Caïn ce soir.
Aporie.
Ici il s’agit de vie ou de mort.
La loi donne seulement la connaissance de l’erreur.
La foi nous fait faire le pas de côté. C’est le pouvoir d’être faible.
Nous n’avons pas su donner.
Nous ne savons plus recevoir.
Comment ré-apprendre à croire ?
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