Allez-vous mourir d’hyper-positivité ?

Bientôt le burnout ? Dans une salle de réunion éclairée par la lumière blafarde des néons, Julie, une jeune professionnelle ambitieuse, s’efforce de rester concentrée sur la présentation de son collègue. Son téléphone, posé sur la table, vibre discrètement toutes les deux minutes, l’attirant irrésistiblement dans un tourbillon de notifications et de mails urgents. Son esprit se disperse, écartelé entre le besoin de briller lors de cette réunion cruciale et la crainte de manquer une information essentielle. Tandis qu’elle jongle entre les tâches, elle est tiraillée entre l’écran de la présentation, l’écran de son téléphone, l’écran de son ordinateur et ses pensées intérieures. Elle sent peu à peu sa créativité et sa passion s’étioler, emportées par le flot incessant de stimuli. C’est la énième fois que cela lui arrive et en cuisinant son repas après le travail ce soir-là, Julie s’exaspère. 

En quête de sens et d’équilibre dans sa vie, elle ignore encore que les clés pour surmonter cette spirale d’épuisement mental se trouvent dans des capacités que possède pratiquement tout être humain. En revanche, beaucoup, comme elle, les négligent à leur propre détriment.

Ce tourbillon-là, c’est ce que le philosophe Byung-Chul Han appelle l’hyper-positivité. Une condition généralisée de notre société qui favorise le burnout. Or, comme nous allons le voir, ​​la réflexion et la contemplation sont des aspects essentiels de la vie intellectuelle et spirituelle des êtres humains, et les court-circuiter peut avoir des effets destructeurs. Analyse.

 

L’hyper-positivité : un poison pour notre santé mentale, notre identité et notre créativité

« L’économie capitaliste se concentre sur la survie, et non sur la qualité de vie. » Voici la réflexion dérangeante proposée par le philosophe allemand d’origine coréenne Byung-Chul Han dans son livre La Société de la fatigue (Müdigkeitsgesellschaft). Publié en 2010, traduit en français en 2014 et la même année en anglais sous le titre évocateur de The Burnout Society, l’ouvrage traite de l’épuisement professionnel, un sujet préoccupant au 21e siècle. Mais à la différence de discussions médicales, sociologiques, juridiques et de développement personnel qui foisonnent sur le thème du burnout et sur les sujets connexes, Byung-Chul Han aborde la thématique plus largement et avec un regard philosophique et existentiel. Il réfléchit beaucoup, également, aux implications de ces enjeux en terme de psychologie sociale et de critique politique.

 

Ainsi Byung-Chul Han dénonce une positivité toxique qui ronge la culture occidentale. Selon lui, cette hyper-positivité se caractérise par un excès de stimuli et d’informations liées à un encouragement à faire toujours plus, toujours mieux et d’impulsions qui dispersent notre perception. La conscience de ces choses à voir, écouter et faire nous pousse au multitâche

 

Le multitâche

Le multitâche est la capacité à mener plusieurs tâches en même temps ou en parallèle. Il est nécessaire à la survie des animaux dans la nature. Mais il a un impact négatif sur notre capacité humaine à se concentrer et à réfléchir profondément. En effet, le multitâche entrave notre capacité à nous immerger dans des activités de réflexion et de contemplation. Or, il s’agit là d’aspects essentiels de la vie intellectuelle et spirituelle des êtres humains.

 

Le multitâche entrave notre capacité à nous immerger dans des activités de réflexion et de contemplation, qui sont des aspects essentiels de la vie intellectuelle et spirituelle des êtres humains.

 

Cela vous dit quelque chose ? Combien de fois vous arrive-t-il, téléphone en main, d’ouvrir un onglet de recherche, continuer une conversation avec votre voisin de table et cliquer pendant ce temps sur la notification qui vient d’apparaître sur votre écran, laissant l’onglet de recherche en arrière-plan, tout en prévoyant de continuer, juste après, à dérouler votre fil Instagram ? Personne ? Je suis peut-être le seul…

La critique de Byung-Chul Han sur la positivité toxique dans la culture occidentale révèle des risques individuels et sociétaux. Ces risques sont liés à une surcharge de positivité. Celle-ci peut provoquer une avalanche d’informations et de sollicitations, causant ainsi de la distraction et une difficulté à se concentrer. 

 

Prenons conscience de cet excès pour mieux appréhender nos priorités et retrouver notre équilibre.

Cette mise en lumière des enjeux existentiels contemporains nous invite à nous questionner. Quel est l’impact de notre mode de vie sur notre santé mentale ? À partir de là, nous sommes poussés à nous interroger sur comment nous réalisons notre identité et notre créativité. Et nous allons voir que cette dérive se manifeste à l’échelle collective, notamment chez les adolescents, avec des risques pour l’avenir de notre société.

 

Santé mentale et créativité menacées

La distraction et le multitâche permanents peuvent nuire à notre santé mentale et physique. En étant sans cesse tirés dans différentes directions, notre attention se fragmente. Nous avons du mal à trier les priorités parmi ce qui est le plus important pour nous. Cela peut engendrer des sentiments d’anxiété, de stress et même d’épuisement professionnel et personnel à long terme — voire au burnout.

 

La distraction et le multitâche permanents peuvent nuire à notre santé mentale et physique. 

 

L’exemple des adolescents

Des études récentes suggèrent que les adolescents, grands consommateurs de contenus sur leurs écrans, sont particulièrement vulnérables aux effets néfastes de la surstimulation et de la distraction constante. Celles-ci sont induites par les applications spécifiquement conçues pour sursolliciter leur attention. En effet, ces applications cherchent à capter leur « temps de cerveau » en stimulant la sécrétion de dopamine, une hormone connue pour court-circuiter les facultés humaines de raisonnement. 

 

Les applications mobiles cherchent à capter le « temps de cerveau » en stimulant la sécrétion de dopamine, une hormone connue pour court-circuiter les facultés humaines de raisonnement.

 

Sur base de données d’enquête de santé publique menée auprès d’adolescents américains âgés de 15 à 18 ans, le suicidologue et psychiatre canadien Tyler Black a pu démontrer que ceux exposés à plus de 3 heures d’écran (en temps libre) par jour en combinaison à un manque de sommeil (moins de 7 heures par nuit) et d’activité physique (de 0 à 2 jours par semaine) déclarent également souffrir d’un syndrome de tristesse, avoir des pensées suicidaires, voire avoir tenté de mettre fin à leurs jours. Comme quoi, le burnout ne menace pas que les adultes professionnels. Le burnout se manifeste partout.

 

Ces résultats sont d’autant plus préoccupants que les adolescents actuels deviendront bientôt des professionnels et que leur mode de vie, axé sur l’hyper-positivité et la distraction, ne diffère pas tant que ça de celui de la population active en général. 

 

Un phénomène à l’échelle de la société

En effet, parmi les « digital natives », les professionnels qui ont grandi avec les technologies numériques (en gros, les moins de 40 ans) ont tendance à embarquer facilement dans le monde du multitâche numérisé. Ce phénomène est donc devenu culturel et a une ampleur considérable.

Par conséquent, le multitâche et la distraction constante ne sont pas seulement préjudiciables à la santé mentale des adolescents. Ils le sont également à celle de l’ensemble de la population. 

Selon Han, cela est la source de la pauvreté spirituelle de la culture occidentale. Le phénomène du burnout en est une des manifestations. Les réalisations culturelles de l’humanité, telles que la philosophie ou les pratiques porteuses de sens, mais aussi de nombreuses tâches ou missions professionnelles de soin, d’artisanat, de création, de décision ou d’analyse découlent d’une attention contemplative profonde. Malheureusement, cette forme d’attention est progressivement remplacée par l’hyper-positivité, qui ne fait qu’amplifier et accélérer le problème existant. Selon Han, la créativité et l’empressement sont tout bonnement incompatibles. 

Vous ne pouvez pas être créatif·ve si vous êtes sursollicité·e.

 

La santé spirituelle : retour en grâce d’un besoin oublié

La réflexion et la contemplation sont des aspects essentiels de la vie intellectuelle et spirituelle des êtres humains. Les court-circuiter peut avoir des effets destructeurs. C’est à tort que nous évacuons l’importance de la santé spirituelle sous prétexte de laïcité ou de modernité dans nos sociétés occidentales, et l’hyper-positivité toxique vient nous le rappeler avec mordant.

 

La sagesse biblique l’exprime ainsi dans le livre du Deutéronome : « l’être humain ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu »[1]

 

C’est ici notamment l’idée que cette « parole », vitale, est l’expression ultime de ce qui nous permet de grandir et nous développer d’un point de vue psychologique et moral. Elle nous fait prendre conscience de l’univers qui nous entoure, et, par-là, de notre condition humaine véritable. Voilà qui nous fait entrer dans des considérations spirituelles.

Fait intéressant, cette pensée de l’Ancien Testament est citée par Jésus dans le Nouveau Testament, dans un épisode fameux des évangiles [2], la tentation au désert. Jésus rétorque cette même phrase au diable qui vient le distraire par des tentations d’apparence légitime et innocente — du simple pain que le diable demande à Jésus de faire apparaître en faisant un miracle — mais visant, en fait, à détourner Jésus de son identité et de sa détermination à réaliser sa vocation fondamentale.

 

C’est à tort que nous évacuons l’importance de la santé spirituelle sous prétexte de laïcité ou de modernité dans nos sociétés occidentales, et l’hyper-positivité toxique vient nous le rappeler avec mordant.

 

Naviguant sur une mer de distractions permanentes, nous risquons de perdre de vue les ancrages essentiels à notre construction et notre épanouissement. L’individualisme ambiant, matérialiste et axé sur la performance, occupe un espace mental qui expulse la contemplation et la recherche de sens. La santé spirituelle, la nourriture de l’âme, semblent être remplacées par une surstimulation corrosive, favorisant le burnout et cultivant une hyper-positivité toxique.

 

Consultez ici les épisodes du podcast Sagesse et Mojito sur le burnout.

 

Des arts de vivre sains pour notre santé spirituelle, contre l’épuisement

La contemplation est essentielle pour établir une connexion authentique avec autrui, et particulièrement avec le Divin. « L’être humain ne vivra pas de pain seulement. » Han soutient, de la même manière, que le don d’écoute exige d’accorder une attention contemplative profonde, ce qui est hors de portée pour l’égo hyperactif. Le don d’écoute, c’est la capacité à être attentif aux choses importantes. Ces choses que nous devons comprendre de la part des autres ou de nos situations diverses. Il nomme ce phénomène « attention profonde » et le relie à l’état contemplatif.

Derrière ces constats, il y a donc de l’espoir : 

Pour contrer les effets toxiques de cette positivité, nous pouvons cultiver l’attention profonde et mettre en place des pratiques porteuses de sens dans nos vies personnelles et collectives. 

 

Il y a les pratiques qui permettent d’avoir plus de sagesse dans l’utilisation de notre temps et de nos activités. Elles créent des espaces nécessaires à notre développement psychologique et moral. Il y a aussi les activités qui impliquent le corps, qu’elles soient pratiquées seul ou avec d’autres. La méditation, la danse, la randonnée et le jardinage sont des exemples d’activités. Elles peuvent nous aider à retrouver un équilibre mental et émotionnel. Elles permettent de stimuler l’attention contemplative et de promouvoir la santé mentale et spirituelle. Ces pratiques nous aident à développer des arts de vivre plus sains visant à surmonter l’excès de positivité.

Pour en savoir plus sur ces pratiques permettant de lutter contre l’hyper-positivité, je propose deux autres articles. Un article pour tâcher de mieux comprendre quelles sont ces pratiques. Également, un article qui propose des pistes d’application de ces principes dans le cadre de notre travail — mais pas seulement.

 

Notes

[1] Deutéronome 8 : 3.

[2] Cet épisode est relaté dans trois évangiles avec de nombreuses similitudes : l’Évangile selon Marc au chapitre 1, les versets 12 et 13, et plus amplement l’Évangile selon Matthieu au chapitre 4, les versets 1 à 11 ainsi que l’Évangile selon Luc au chapitre 4, les versets 1 à 13. Pendant ce séjour de Jésus au désert, le diable lui adresse trois tentations distinctes que Jésus rejette à chaque fois en citant un passage différent du livre du Deutéronome.

Rédacteur

Christel Lamère Ngnambi

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