Anonyme : Le moi fait-il obstacle à Dieu ?

Anonyme, définition 1.

Le philosophe allemand Nietzsche (1844-1900) a souvent utilisé des images d’animaux. Si l’aigle symbolise la puissance, les agneaux, eux, sont les faibles. Il voyait les chrétiens comme un troupeau. « Jadis le moi était caché au fond du troupeau… », affirme-t-il dans La Volonté de Puissance

Autrement dit, lorsqu’on est sous la domination de la morale chrétienne, la peur de la vie conduirait à ne pas affirmer son moi, et à vivre, « au fond du troupeau », dans la frustration. Vérité ou préjugé ? Dieu et le moi sont-ils effectivement en contradiction ? Devenir croyant implique-t-il l’abdication de soi et l’entrée dans l’anonymat, jusque dans son apparence ?

ANONYME, adj. et subst.

Dont on ignore le nom, qu’on n’a pas pu identifier. Qui n’a pas de nom. (1)

Lire aussi : Introduction à la série

 

Aporie 1 : Le moi en contradiction avec Dieu

L’œuvre de la philosophe Simone Weil (1909-1943) – à ne pas être confondre avec l’ancienne ministre du même nom – s’est imposée comme majeure. L’auteure fut, toute sa vie, préoccupée par le malheur des humains (la condition ouvrière, par exemple, ou bien l’oppression politique). Sa réflexion s’appuie tant sur les sources grecques que sur la personne du Christ. Sans avoir fait allégeance à l’Église, elle, d’origine juive, a tracé sa propre voie, dans le christianisme. Une voie somme toute extrême… Pour elle :

Le moi fait obstacle à Dieu

Au XVIIe s. le philosophe Pascal affirmait déjà, dans les Pensées, que « le moi est haïssable » (fragment 494). S.Weil le rejoint, dans l’ouvrage La Pesanteur et la Grâce (2), un recueil de ses pensées. Pour elle, 

« Nous sommes retournés. Nous naissons tels. Rétablir l’ordre, c’est défaire en nous la créature. »

A partir de cette affirmation, deux questions surgissent :  

 

1 – Pourquoi naissons-nous « retournés » ? 

S.Weil répond : « Le péché en moi dit « je » ». Elle assimile le moi au péché. Qu’est-il, pour elle ? « Il a été donné à l’homme une divinité imaginaire », et celle-ci est : le moi. « Ce n’est que l’ombre projetée par le péché et l’erreur qui arrêtent la lumière de Dieu, et que je prends pour un être. » Il s’agit de « sa » compréhension du péché. Pour elle, il y a contradiction entre Dieu et le moi, qui lui fait obstacle, et entraîne l’être humain à vivre dans l’erreur. 

 

2 – Comment « rétablir l’ordre » et « défaire en nous la créature » ? 

S.Weil propose « sa » solution : il faut se « dépouiller » du moi « comme le Christ de sa divinité réelle », écrit-elle, en se référant à un passage de l’épître de Paul aux Philippiens (3)  : « Lui dont la condition était celle de Dieu , (…) il s’est dépouillé lui-même, en prenant la condition d’esclave, en devenant semblable aux hommes ; il s’est humilié lui-même en devenant obéissant jusqu’à la mort, la mort sur la croix. » 

Ce dépouillement de soi se nomme, en grec, la kénose. « Il s’est vidé de sa divinité. Nous devons nous vider de la fausse divinité avec laquelle nous sommes nés. » C’est un chemin de vie : « Il faut se déraciner. Couper l’arbre et en faire une croix, et ensuite la porter tous les jours. »

 

Aporie 2 : L’apparence en contradiction avec Dieu

S.Weil s’est bien engagée dans un travail de « décréation du moi », tant au niveau de l’être intérieur que de l’être extérieur. Son biographe, Georges Hourdin, en témoigne (4). S.Weil, sur le plan physique, « apparut vite comme une jeune fille qui semble avoir été très belle. » Elle avait un caractère pouvant être qualifié de « fort » : « Elle était (…) violente, passionnée, excessive, imaginative, insolente…» 

D’emblée, elle s’est projetée dans la vie avec passion : « Elle vécut sa jeunesse, comme le reste de sa vie d’ailleurs, à un rythme qui aurait fait perdre le souffle au plus dynamique.» Son parcours intellectuel fut exceptionnel. A son époque, « présenter le baccalauréat, s’engager dans la voie des études et des concours permettant d’entrer dans les grandes écoles, c’était, pour une femme, se singulariser, (…) renoncer en quelque sorte à une partie de sa féminité. » Elle fut reçue au bac à 15 ans, avec la mention bien. « C’était un résultat exceptionnel. » Dès le lycée, « le professeur (de philosophie) remarqua et comprit (son) génie ». Elle intègre l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, où elle ira vers l’agrégation de philosophie. 

C’est durant ces années-là qu’elle travaille sur son extériorité : « Il fallait que son apparence la neutralisât et la libérât du temps que perdent beaucoup de femmes à jouer les coquettes. Elle adopta assez vite le béret, la pèlerine, le chemisier de couleur neutre, la robe grise, les bas de laine, les gros souliers plats. » L’auteur évoque son allure de moine, ou de soldat, portant uniforme ! « Elle n’avait certainement plus l’aspect d’une jeune fille séduisante. » Et, cela, pour sa vie entière. 

« Une très belle femme qui regarde son image au miroir peut très bien croire qu’elle est cela », affirme S.Weil, qui, elle, a refusé d’être dupe de son apparence. 

Là encore, un lien peut être établi avec le XVIIe s. Le peintre Georges de La Tour a représenté à deux reprises « La Madeleine pénitente ». Dans un premier tableau, on voit une femme, belle, bien vêtue, cheveux dénoués, et se regardant dans son miroir. Au sol : des bijoux, rejetés témoignent d’un élan de dépouillement de soi. Dans le second, la femme ne porte plus qu’une chemise paysanne et une jupe relevée sur ses genoux, avec une corde pour ceinture. Ces œuvres de peinture spirituelle expriment le rejet de toute séduction par l’apparence, afin de plaire à Dieu. Or, les Amish ont maintenu jusqu’aujourd’hui une forme de modestie vestimentaire, tout de même longtemps recommandée par l’Église, aux femmes en particulier.

 

Aporie 3 : Une contradiction insurmontable ?

S’engager dans la voie chrétienne signifie-t-il effectivement renoncer à son moi et à toute recherche esthétique dans son apparence ? Selon la Bible, l’homme a été créé « à l’image de Dieu » (Genèse 1). Son moi n’est pas, comme le prétend S.Weil, « une divinité imaginaire », ou « une ombre projetée par l’erreur ». En tant que disciple de Platon, elle dévalorise le terrestre, le charnel (la Pesanteur) par rapport au spirituel (la Grâce). Ce n’est pas le cas de la Bible. 

Le Christ, en s’incarnant, ne s’est pas « dépouillé de sa divinité réelle ». Cette interprétation est erronée. Tout en restant Dieu, il s’est rendu semblable aux hommes. En conséquence, il n’y a pas de contradiction biblique entre le moi et Dieu. La kénose, bien comprise, n’est pas la « décréation du moi » prônée pas S.Weil. 

Le chrétien n’est pas appelé à plaire à Dieu par un travail volontaire de décréation de soi, mais par le fait d’accepter que Dieu oriente et façonne son être, comme on le voit au travers de l’apôtre Paul. 

Il avait un caractère fort : il a persécuté l’église chrétienne, avant d’être appelé par Dieu. Il était hébreu, issu d’une famille de Tarse, sans doute de commerçants, ayant une certaine puissance sociale. Il possédait la citoyenneté romaine. Il fut éduqué, tant sur le plan religieux que sur le plan intellectuel. Mais il déclare : « J’ai considéré toutes ces choses comme de la boue. » (5), c’est-à-dire qu’il n’a pas tiré profit de tous ces avantages humains. Son identité a été renouvelée, parce qu’il y a consenti. Saul de Tarse est devenu Paul, du latin paulus, « le petit ». Il s’est considéré comme « l’avorton, car je suis, dit-il, le moindre des apôtres ». (6) Toutefois, Dieu a fait de lui un père fondateur de l’Eglise. Est-ce un chemin de « décréation » ? Non. L’identité de Paul a été renouvelée par Dieu : « Par la grâce de Dieu, je suis ce que je suis. » (7)

Paul a accepté d’entrer dans les plans de Dieu pour lui, et sa personnalité, ses dons, tous les acquis, antérieurs à l’appel qu’il a reçu, ont été utiles à Dieu. Le point de départ de toute aventure de foi est, certes, un renoncement à soi, mais pas une « décréation » de soi : individualité et apparence. Dieu ne veut pas faire de toi un anonyme, mais te renouveler dans ton être.


(1) https://cnrtl.fr/definition/anonyme
(2) Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce, collection Pocket, « Agora », 1947.

(3) Épître de Paul aux Philippiens, chapitre 2, versets 5 à 8.

(4) Georges Hourdin, Simone Weil, éditions La Découverte, 1989.

(5) Épître de Paul aux Philippiens, chapitre 3, verset 8.

(6) Première épître de Paul aux Corinthiens, chapitre 15, versets 8 et 9.

(7) Ibid, verset 10.

Rédacteur

Jean-Michel Bloch

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