L’anonyme : comment s’en sortir ?
Anonyme, définition 5.
Je me rappelle, enfant, m’être posé une question qui, sans que je le sache, revenait à ce grand problème de la philosophie : l’aporie entre quelque chose et rien. Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Lorsque je tentais de remonter à l’origine voire au-delà, il me semblait toujours tomber dans un puits sans fond.
Cette question, le philosophe Emmanuel Lévinas (1905-1995) l’a traitée à sa manière, en remontant lui aussi à l’enfance, et à ses peurs. Il en a tiré un concept-clef de sa philosophie : l’« il y a », autrement dit : le fait impersonnel qu’il y a quelque chose, l’être anonyme.
Le problème qu’il cherche à résoudre est complexe. Il l’a surtout abordé au début de son travail philosophique, dans l’ouvrage De l’existence à l’existant, publié en 1947, et il y revient dans Ethique et infini (1982), dans son dialogue avec Philippe Nemo. Le problème est le suivant : comment s’en sortir ? Comment se sortir de la peur que génère l’anonyme ? Tentons d’approcher la réponse du philosophe. Elle concerne notre être au monde.
ANONYME, adj. et subst.
Dont on ignore le nom, qu’on n’a pas pu identifier. Qui n’a pas de nom. (1)
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Au départ était la peur
Voici ce que raconte Lévinas à Philippe Némo :
« La réflexion sur ce sujet part de souvenirs d’enfance. On dort seul, les grandes personnes continuent la vie ; l’enfant ressent le silence de sa chambre à coucher comme “bruissant”. Quelque chose qui ressemble à ce que l’on entend quand on approche un coquillage vide de l’oreille, comme si le vide était plein, comme si le silence était un bruit. Quelque chose qu’on peut ressentir aussi quand on pense que même s’il n’y avait rien, le fait qu’“il y a” n’est pas niable. Non qu’il y ait ceci ou cela, mais la scène même de l’être est ouverte : il y a. Dans le vide absolu, qu’on peut imaginer, d’avant la création — il y a. J’insiste (…) sur l’impersonnalité de l’“il y a”, comme “il pleut” ou “il fait nuit”. » (2)
Dans ce même dialogue, Lévinas indique qu’il ignorait que le poète Apollinaire avait écrit une œuvre intitulée Il y a. Mais, dit-il, l’expression signifie chez lui la joie de ce qui existe, tandis que, pour le philosophe, il s’agit d’une expérience négative, qualifiée par les termes : « horreur et affolement ». Il est important de saisir que la peur dont il est question, chez Lévinas, n’est pas suscitée par le néant, mais par l’être :
- le fait, d’une part, qu’« il y a », ce qui nous dépasse, nous tous, les êtres humains, et
- le fait, d’autre part, que je sois, moi-même, condamné à être.
Le recul devant l’être
Nous l’avons vu, Lévinas fait partir la problématique de l’« il y a » de la nuit et d’un état plus proche de l’insomnie que du sommeil. L’insomnie est une plongée dans l’« il y a » et dans son anonymat. Mais il existe d’autres situations par lesquelles l’« il y a » se rappelle à nous.
Nous faisons tous l’expérience de la lassitude. Nous la relions peut-être plus spontanément à la physiologie qu’à la philosophie. Pourtant, Lévinas nous en suggère une autre lecture. Il y voit un refus du poids de l’existence. À certains moments, se projeter dans l’action nous pèse, et nous soupirons : « Il faut faire quelque chose, il faut entreprendre et aspirer. » (3) Lévinas commente :
« Le refus est dans la lassitude ; la lassitude, par tout son être, accomplit un refus d’exister. » (4)
Lévinas évoque encore la paresse, comme un autre recul devant l’action : « Elle est essentiellement liée au commencement de l’acte : se déranger, se lever. » (5) Il y a des moments où cela coûte infiniment.
Revenant sur son premier ouvrage publié, Lévinas déclare à Philippe Némo :
« Dans De l’existence à l’existant j’analysais (…) la fatigue, la paresse, l’effort. Je montrais dans ces phénomènes un effroi devant l’être, un recul impuissant, une évasion, et par conséquent, là encore, l’ombre de l’“il y a”. » (6)
Pourquoi parler d’« une évasion » ? De quoi l’être humain cherche-t-il alors à s’évader ? De l’obligation d’exister ?
Comment s’en sortir ?
Puisque l’« il y a » est une plongée dans la nuit, bruissant, de l’être, il faut se sortir du noir et passer au jour. Philippe Nemo pose à Lévinas la question suivante : « Quelle était alors la solution que vous proposiez ? »
Le philosophe lui répond en deux temps (en rouge dans le texte) :
Premier temps : « Ma première idée était que peut-être (…) le “quelque chose” qu’on peut désigner du doigt correspond à une maîtrise de l’“il y a” qui effraie dans l’être. » Donc : se sortir de la peur de l’« il y a », de l’anonyme, par le fait de nommer les choses. Comme si elles apparaissaient en plein jour :
« Je parlais de (…) l’existant déterminé (par un nom) comme d’une aube de clarté dans l’horreur de l’“il y a”, d’un moment où le soleil se lève. » Nommer pour sortir du noir, de la peur. « Ne dit-on pas que la table est, que les choses sont ? On rattache l’être à l’existant. (…) L’être qui se pose, pensais-je, est “sauvé”. En fait, cette idée n’était qu’une première étape. »
Je reformule. Dans un premier temps, Lévinas a cru que, pour se sortir de la peur de l’« il y a », de l’être anonyme, bruissant dans la nuit, le fait de nommer les choses qui existent permettait de s’assurer une prise sur l’être. Mais ce ne fut qu’un premier stade de sa pensée.
Second temps : Lévinas propose, pour de sortir de l’« il y a », de « faire un acte de déposition, au sens où l’on parle de rois déposés ». Je précise que « déposer un roi » signifie le destituer. Lévinas parle donc d’une destitution du moi, de sa « souveraineté ». Comment ? Par « la relation sociale avec autrui ». Là est pour lui « la délivrance de l’« il y a » : dans l’exercice d’une « responsabilité pour autrui », le moyen par excellence pour « arrêter le bruissement anonyme (…) de l’être. »
Le problème posé par l’« il y a » est de nature ontologique (qui concerne l’être) mais la solution qu’il apporte, elle, est de nature éthique. Pour se sortir du noir, de l’« il y a », du bruissement obsédant de l’être, anonyme, l’être humain doit renoncer à son moi souverain et avoir le souci, premier, de l’autre. Lévinas propose donc un engagement éthique. Il parlera encore d’un « être-messie », pour autrui.
Vers la lumière
Peut-être le lecteur trouvera-t-il ces réflexions trop abstraites. Et pourtant…
Si l’on cherche au profond de soi, ne découvre-t-on pas, tous, en nous, derrière la peur du noir de l’enfant, une autre peur, celle contenue dans la question : pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? À la fois une peur de l’être du monde, qui existe sans moi, et aussi, la peur de devoir, moi, être au monde.
À ces peurs, le christianisme apporte sa réponse par la Création. Le christianisme n’est pas un panthéisme : il n’affirme pas la présence de Dieu dans le monde même, mais que « sa puissance éternelle et sa divinité se voient fort bien depuis la création du monde quand on les considère dans ses ouvrages. » (7) Le bruissement de l’« il y a » est donc remplacé par la conscience d’un Dieu créateur.
En ce qui concerne la nécessité d’être au monde, le christianisme et la réponse apportée par Lévinas se rejoignent. Il faut dire que la philosophie de Lévinas ne s’enracine pas dans la Grèce, mais dans la Bible, puisqu’il était, lui-même, d’origine juive, et qu’il n’a jamais renié cette appartenance. Le point de jonction entre les deux traditions est : l’amour.
Lévinas y fait référence comme à un mot « galvaudé », qu’il remplace alors par « la responsabilité pour autrui ». Mais lorsqu’il utilise l’image du moi qui doit abdiquer, comme un roi destitué, il appelle l’être humain à se sortir d’une espèce de torpeur, un enfermement dans la cage du moi, égoïste. Qu’est-ce, sinon justement la voie de l’amour ? Cet amour est considéré comme la voie de l’accomplissement de soi la plus authentique dans le christianisme. L’apôtre Paul n’a-t-il pas dit que la chose « la plus grande, c’est l’amour » (8) ?
Alors, comment se sortir du noir et passer à la lumière ? Une réponse est ici donnée : par la responsabilité pour autrui, autrement dit, par l’amour.
(1) https://cnrtl.fr/definition/anonyme
(2)Lévinas, Ethique et infini, 1982.
(3) Lévinas, De l’existence à l’existant, Vrin, ; 1947.
(4) Idem.
(5) Idem.
(6) Lévinas, Ethique et infini, 1982.
(7) Lettre aux Romains, chapitre 1, verset 20.
(8) Première lettre aux Corinthiens, chapitre 13, verset 13.
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