Le pas de côté d’Auguste Rodin
Une nouvelle librement inspirée de la vie et de l’œuvre d’Auguste Rodin (1840-1917)
Son corps lourd s’agite. Mais pourquoi ne vient-il pas, le sommeil ? Sa femme lui a pourtant reproché, si souvent, d’avoir le sommeil trop lourd, et d’être lourd, bruyant. Qu’est-ce qu’il y peut, si ce corps qui est le sien a la puissance d’un arbre ?
C’est une vision, qui l’a éveillé. Il était au profond du sommeil, noir, et il a levé les yeux sur toute la masse compacte, et ramenée sur elle-même, comme celle d’une énorme poule, de la cathédrale. Chartres. Vision inoubliable. Il les aime tant, ces cathédrales de France. Chartres d’abord ; Notre-Dame de Paris ; Reims ; Amiens… Que de fois est-il parti vers elle, à pied, en train. Quoi de plus fabuleux qu’une cathédrale ? Lui, soudain, se sent tellement petit… Oh ! Lever les yeux, depuis le parvis, sur le fronton d’une cathédrale.
Il a essuyé la sueur, lui coulant sur le front. Il a bu le verre d’eau posé sur sa table de nuit. La nuit est noire, encore, à la fenêtre de la chambre. Mais il se sent mieux. Il s’allonge de nouveau et, les yeux clos, essaie de retourner là où, chaque fois, la beauté de l’élévation des pierres par la main des hommes, l’a saisi.
« Harmonie », c’est le mot qui lui était venu pour évoquer l’art de ces bâtisseurs. Une harmonie semblable à celle que l’on trouve dans la nature, le grand maître. Harmonie de l’arbre qui a toute la place pour déployer la puissance de sa ramure. C’est en regardant les arbres monter qu’il a compris quelque chose des lois de la nature. Et c’est en contemplant les cathédrales qu’il s’est accompli, lui-même, comme créateur de formes puissantes de beauté.
Le voilà pris d’une envie de tousser qu’il essaie de contenir, sachant quelle force peut agiter son corps. Mais il maîtrise mieux la main qui sculpte que le corps qui tousse, et le ramène à sa faiblesse.
Quelle était la formule de ce petit secrétaire allemand aux yeux si clairs, dans le texte qu’il a consacré au « maître », Rodin ? Une formule à propos des cathédrales, justement. Son esprit cherche. « L’homme devenu église. » Oui, c’est bien cela. La cathédrale, c’est l’homme devenu église. Il se laisse repartir entre veille et sommeil, où les pensées s’agitent et s’emmêlent aux formes, qui se font et se défont, constamment.
La vision monte en lui, et grossit, celle de Rodin, lui et son grand corps, devenu cathédrale. Non ! Il la repousse. Pas de monument à la gloire de l’homme. Dans ce « Balzac » qu’on lui a commandé, ce n’est pas « l’homme » que l’on verra, mais la puissance du travailleur acharné. Car le créateur authentique est une force en travail. Elle monte à ses mains, comme la sève dans l’arbre, qu’elle irrigue, constamment.
Il baille. Il retournerait bien au puits du sommeil. Mais quelque chose est en train de venir, en lui, il le sent. Il le sait. La formule de Rilke revient encore : « L’homme devenu église. » Et elle se mêle à la vision de ces corps lascifs, de jeunes femmes, et d’hommes, qu’il laisse déambuler dans son atelier, parfois nus, pour saisir en eux, une pose, une grâce. Cela arrive. « Ne bouge pas ! » dit-il alors, et il prend un croquis, rapide. Les images tournent en lui : des bras, des jambes, une tête, un torse… Mais voilà que, du corps d’une jeune femme allongée, montent deux mains, fines, enlacées, parfaites. Et tout disparaît.
Seule demeure la montée de ces mains. Elles seront de marbre blanc, pur, et elles diront, pour l’éternité, l’élévation de la prière de l’homme devenu cathédrale.
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