Bachelard et la maison onirique
Aborder la question de l’habiter avec Bachelard, c’est prendre une orientation particulière. Il a fait de la maison un thème majeur de certaines réflexions, qui se rapprochent d’une méditation poétique. Chez lui, la maison devient un moyen de pénétrer dans la psychologie des profondeurs. Mais qui était-il ?
Gaston Bachelard (1884-1962) est bourguignon d’origine. Un homme de terroir, dont le parler avait gardé un savoureux accent. C’est un homme qui, d’une certaine manière, appartient encore au dix-neuvième siècle. Deux versants à son œuvre. D’une part, ses travaux concernant les sciences. D’autre part, son étude approfondie de l’imaginaire poétique. Il a écrit une série d’ouvrages fameux, à partir des quatre éléments, comme L’Eau et les rêves, ou bien La Psychanalyse du feu. C’est dans son livre La poétique de l’espace (1957), que j’ai trouvé la matière de cet article.
Ecoutons-le ouvrir pour nous les portes de la maison, et par elle, celles de notre esprit …
Maison et être psychique
Il est clair qu’avec Bachelard, il s’agit de dépasser les aspects fonctionnels de la maison pour remonter aux sources de notre être psychique. En effet, la maison, pour lui, est bien plus qu’un bâtiment qui nous abrite. Elle est, dit-il « notre premier univers » puisque, avant d’être « jeté au monde », (…) l’homme est déposé dans le berceau de la maison ».De ce fait, Bachelard relie la maison à ce qu’il nomme « L’Immémorial ». Par elle, nous remontons au plus lointain de la mémoire.
La maison serait comme un réservoir, où sont entreposés « les pensées, les souvenirs et les rêves de l’homme ». Cette énumération nous renvoie à la fois à l’intellect, à la mémoire, et à l’imagination. Mais Bachelard insiste moins sur les pensées que sur les souvenirs et les rêves. Ceux-ci sont souvent provoqués, comme dans l’œuvre de Proust, par les sensations. Une sensation, qu’elle soit visuelle, olfactive, ou autre, mène à la réminiscence, laquelle se traduit en images. La maison est donc un lieu premier de nos images mentales.
Il n’y a pas du tout, chez Bachelard, ainsi que chez les Classiques, de sous-estimation de l’imagination. Elle n’est point, pour lui, comme pour Malebranche (1638-1715) : « la folle du logis ». L’imagination n’égare pas l’homme. Bien au contraire, elle lui ouvre un chemin vers ses propres profondeurs. C’est pourquoi elles l’intéressent autant, qu’elles soient d’ordre naturel : l’eau, l’air, le feu … ou bien liées à ce que l’homme édifie, comme la maison. De celle-ci, Bachelard écrit qu’elle « est un corps d’images ». Métaphore intéressante, disant à la fois que la maison n’est pas, en elle-même, une seule image, mais un réseau d’images, et qu’elles se rassemblent en un tout, dont les éléments sont complémentaires.
Cette importance de la maison apparaît bien avec les dessins d’enfants. Bachelard cite d’ailleurs une pédagogue, qui déclare : « Demander à l’enfant de dessiner la maison, c’est lui demander de révéler le rêve le plus profond où il veut abriter son bonheur ; s’il est heureux, il saura trouver la maison close et protégée, la maison solide et profondément enracinée ».
On pourrait donc suggérer l’adage suivant : dis-moi de quelle maison tu rêves et je te révélerai qui tu es …
La maison et le monde… en poésie
Dans le fait d’être « jeté au monde », à la naissance, à partir de la maison, apparaît immédiatement l’opposition entre dehors et dedans. Bachelard précise : « La maison et l’univers ne sont pas simplement deux espaces juxtaposés. Dans le règne de l’imagination, ils s’animent l’un par l’autre en des rêveries contraires ».
Et il illustre bien son propos en passant par Baudelaire (1821-1867), qui dit, dans un extrait des Paradis artificiels, à propos du rêveur: « Il demande annuellement au ciel autant de neige, de grêle et de gelée qu’il peut en contenir. Il lui faut un hiver canadien, un hiver russe. Son nid en sera plus chaud, plus doux, plus aimé ».
Par conséquent, « la diminution d’être du monde extérieur » est compensée par « une augmentation d’intensité de toutes les valeurs d’intimité ». On pourrait évoquer un phénomène de vases communicants.
Pour Bachelard, « la » maison est, d’abord, la maison natale. Il présuppose que tout individu en possède une, ce qui n’est plus une évidence aujourd’hui. Il prend aussi appui sur le grand poète de langue allemande Rilke (1875-1926), pour montrer que cette maison première est comme fondue en nous : « Je n’ai jamais revu par la suite cette étrange demeure. Telle que je la retrouve dans mon souvenir (…), ce n’est pas un bâtiment ; elle est fondue et répartie en moi » (dans Les cahiers de Malte Laurids Brigge).
La maison est vraiment le lieu de l’intime, d’un abri, qui va au-delà des agressions de la nature. Elle est « le » lieu de la protection maternelle comme l’exprime bien, cette fois, le poète Milosz (1877-1939) : « Je dis ma Mère. Et c’est à vous que je pense, ô Maison ! / Maison des beaux étés obscurs de mon enfance ». Pour Bachelard, « les hommes ne savent construire des maisons que de l’extérieur », mais la maison intime est « féminine ».
Ainsi la maison est-elle beaucoup plus qu’une maison, parce que « toute grande image simple est révélatrice d’un état d’âme. La maison, plus encore que le paysage, est “un état d’âme” ».
La maison de rêve
« A quoi servirait-il (…) de donner le plan de la chambre, qui fut vraiment ma chambre » se demande Bachelard. La valeur la plus authentique de la maison est sa valeur onirique, qui se manifeste par l’éveil des souvenirs, et avec des images : « Moi seul, dans mes souvenirs (…) peux ouvrir le placard profond qui garde encore, pour moi seul, l’odeur unique, l’odeur des raisins qui sèchent sur la claie ». La mémoire, passant par les sens, provoque des images. Mémoire et images sont étroitement liées. Et la maison, surtout la maison natale, est un lieu privilégié d’afflux d’images. Bachelard le dit ainsi : elle « est plus qu’un corps de logis, elle est un corps de songe ».
Les objets, dans la maison, contribuent à plonger l’individu dans un état d’émerveillement. Bachelard montre que l’on peut accomplir les tâches ménagères d’une manière autre que pratique : « Quand un poète (…) met avec le torchon de laine (…) un peu de cire odorante sur la table, (…) il inscrit l’objet dans l’état civil de la maison humaine ». Oui, les objets sont partie intégrante de la maison onirique.
Là, Bachelard cite le romancier Bosco : « La cire douce pénétrait dans cette matière polie sous la pression des mains (…). C’était la création d’un objet (…) devant mes yeux émerveillés » (dans Le jardin d’Hyacinthe). Donc, « les objets, ainsi chargés, naissent vraiment d’une lumière intense ; ils montent à un niveau de réalité plus élevé que les objets indifférents ».
Pour Bachelard, « la rêverie poétique » est « créatrice de symboles ». Il fait comprendre ce symbolisme, au niveau de la maison, en évoquant encore sa spatialité, et plus particulièrement, la dynamique du haut et du bas, qui se manifeste dans l’opposition entre le grenier et la cave. Aller vers le grenier, c’est monter. Il symbolise « les rêves dans la hauteur claire », la « zone rationnelle des projets intellectualisés ». Inversement, on descend à la cave, et « du côté de la terre creusée, les songes n’ont plus de limites » : on pénètre dans le lieu des peurs, nocturnes. Ces peurs qui, au grenier « se rationalisent aisément ».
Même si, pour Bachelard, « l’inconscient ne se civilise pas ». Il reste toujours enfoui, en nous, une part de mystère.
De la maison de rêve à la maison spirituelle
La maison de Bachelard est donc, d’abord, une maison natale. Or, le Christ « n’avait pas de lieu où reposer sa tête1 », donc pas de maison natale.
Ce n’est pas pour autant que l’image de la maison est étrangère à son discours. Il promet en effet : « Il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon Père. Sinon, je vous l’aurais dit ; car je vais vous préparer une place2 ». Ici, la maison n’est pas reliée à la mère, mais au « Père », à Dieu en tant que père.
Autre différence : la maison natale nous fait regarder vers l’arrière, tandis que la maison évoquée par le Christ se situe en avant. Il s’agit d’une maison de la promesse. Une maison où ceux qui auront cru trouveront une place. Le texte déjà cité est précédé par cette demande : « Croyez en Dieu, croyez aussi en moi3. »
Si la maison de Bachelard ouvre un espace de rêve, la « maison du Christ », elle, ouvre un espace de foi.
1 Evangile de Matthieu, chapitre 8, verset 20.
2 Evangile de Jean, chapitre 14, verset 2.
3 Evangile de Jean, chapitre 14, verset 1.
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