Bioéthique : polarisation ou compassion ?

« Non à la PMA pour toutes ! », « Oui à la PMA pour tou·te·s ! », « Qui a peur de l’égalité ? », « Ne créez pas des orphelins »... Ce sont tout autant de slogans qui s’affichent en réaction au projet de révision des lois de bioéthique en France. Le texte, adopté en deuxième lecture par l’Assemblée nationale le 1er août 2020 en pleine nuit, a suscité d’intenses débats dans les cabinets politiques, dans les rues, sur les murs placardés d’affiches et dans les conversations. Ce projet de loi, que le Sénat ré-examinera début 2021, touche en effet des sujets sensibles. 

De quoi on parle ?

La PMA, ou procréation médicalement assistée, se réfère à un ensemble de techniques qui permettent d’aider à la procréation, c’est-à-dire à avoir des enfants. Inséminations artificielles, fécondations in vitro et autres opérations médicales existent pour les couples hétérosexuels qui ne parviennent pas à avoir d’enfants. Ce que prévoit le projet de loi, c’est d’étendre ce droit aux couples lesbiens et aux femmes seules. Et c’est là que le débat s’enflamme. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit de bioéthique. En d’autres termes, cela touche, dans le cadre de la biologie et de la médecine, à des questions éthiques sur la vie ou la mort. Ici, le nerf de la guerre concerne notre perception de la famille et de la parentalité. La question est de savoir qui peut ou non bénéficier d’un acte médical qui ouvre des droits légaux sur un autre être humain, l’enfant et potentiellement la mère porteuse. Les points de vue divergent.

N’oublions pas qu’il s’agit de vraies personnes 

Si c’est possible pour des couples hétérosexuels, pourquoi pas pour une femme seule ? Et si pour une femme seule, pourquoi pas pour deux ? Et si un couple de femmes le peut, pourquoi pas un couple d’hommes ? Derrière ce projet de loi s’entrechoquent les faits biologiques de la procréation et les catégories sociales et culturelles de la parenté, et le sort réservé aux enfants à naître conçus par ces moyens techniques. Des questions biologiques, donc, et certainement éthiques. D’autres y voient une marchandisation du corps qu’il est dangereux de légaliser. Mais toujours en filigrane, la revendication de personnes pour qui ces acronymes apparaissent comme les seules solutions.
Eh oui, ne perdons jamais de vue qu’en bioéthique il ne s’agit jamais uniquement de situations abstraites ni de principes philosophiques « là-haut ».
De femmes et d’hommes qui désirent accueillir un enfant, peut-être plusieurs. Mais également d’enfants qui naissent et doivent se construire dans les situations où on les a placés. De femmes dont le corps, les fonctions, la vie seraient mis au service rémunéré du désir d’autres personnes. Autant d’êtres humains dont la dignité doit nous interdire de les traiter comme des concepts, et nous forcer à leur faire place dans le débat.

Malaisant…

À partir de là, on peut facilement comprendre pourquoi les émotions sont si souvent à fleur de peau quand on entre dans de telles discussions. Avec nos amis, nos collègues, notre famille, c’est souvent bizarre, voire malaisant d’aborder ces sujets dont nous parlent les journaux, les débats télé, les vidéos en ligne et les médias sociaux. Ça peut vite partir en vrille. On a franchement du mal à supporter d’entendre des gens avec qui on n’est vraiment pas d’accord déballer leurs opinions erronées, ou bien à dire nous-même ce qu’on pense ! Nous sommes dans une situation compliquée : ce sont des sujets à la fois très sensibles et, comme ils touchent à des questions si fondamentales, si intimes, des sujets qui ne peuvent pas nous laisser indifférents dès qu’on y réfléchit un peu. Alors comme c’est difficile d’en discuter dans la vraie vie, plusieurs d’entre nous nous tournons vers les réseaux sociaux. Mais ça empire les choses ! Est-ce à coups d’emoji, de 280 caractères, de stories et de retweets qu’on arrivera à élucider des questions à la fois délicates et profondes ? Et l’intelligence ? Et le dialogue ? Et l’ouverture à l’autre ? Les réseaux ne nous aident pas dans ce sens !

Ça nous concerne tous

Le fait est que ces projets de vie ont des implications qui touchent au droit de la santé, aux assurances maladie, aux frais médicaux etc., mais aussi au code civil, à l’identité d’enfants à naître, à l’utilisation de la fertilité d’autres personnes.
Tout ça, ce sont des enjeux de civilisation, de dignité humaine, de modèle social, qui nous indiquent une fois encore à quel point la famille est un socle absolument fondamental de notre société. Ça nous concerne tous.
La dignité des personnes, l’histoire des couples et du désir d’enfant, tout ça ne peut donc pas — ne doit pas — nous empêcher de réfléchir aux innombrables impacts législatifs mais aussi symboliques qu’ont de tels choix de société. On pourrait même dire plus : c’est notamment lorsque de tels débats sont sur la place publique que nos valeurs fondamentales sont le plus questionnées. On se rend compte, alors, qu’on a chacun une conception du monde, une idée des valeurs qui comptent le plus, un intuition de ce qu’on peut faire ou ne pas faire. Tout ça, c’est notre absolu, notre colonne vertébrale, ce qui nous donne du sens ; c’est nos références : elles sont tellement basiques qu’on en oublie facilement qu’elles sont là.

Un débat révélateur de nos valeurs

Alors, justement : d’où viennent ces visions du monde qui s’entrechoquent à l’intérieur de ce débat ? Cela peut surprendre mais un parti comme l’autre établit son argumentation sur des fondations théologiques chrétiennes. En effet, plusieurs des enjeux soulevés par ce débat ont déjà été au cœur de questions théologiques importantes. Par exemple, le christianisme détonnait fondamentalement de la société romaine extrêmement patriarcale et hiérarchisée en ce que ses communautés étaient composées de maîtres et d’esclaves, de citoyens et d’étrangers, d’hommes et de femmes qui s’appelaient entre eux, ô scandale pour l’époque, « frères et soeurs ».
Ce qui nous semble naturel aujourd’hui, à savoir considérer chaque être humain comme fondamentalement égal à nous, fut le fruit de cette petite secte qui croyait que le Dieu créateur de l’univers s’était incarné dans un humble homme, Jésus-Christ, et que celui-ci s’était volontairement humilié jusqu’à mourir sur une croix pour racheter une humanité égarée.
Si le plus élevé s’est autant abaissé, ceux qui le suivent sont aussi appelés à faire de même, en sorte que tous soient égaux. C’est cette idée d’égalité radicale qui permit à des mouvements chrétiens d’amorcer des luttes de libération des classes opprimées : les grands mouvements anti-esclavagistes aux 18e et 19e siècles, ou encore pour les droits des femmes et des enfants, ou la lutte pour les droits civils. C’est à partir de ces modèles que la plupart des mouvements sociaux pour l’égalité se sont articulés, bien qu’ils ignorent souvent leurs antécédents chrétiens. Lorsque la PMA est permise, il semble ainsi aller de soi que l’accès à cet acte médical soit offert à tous également, sans discriminations à l’égard de l’origine ethnique, du statut civil ou de l’orientation sexuelle. Toutefois, l’opposition à la PMA pour les femmes seules ou les personnes de même sexe s’articule elle aussi à partir d’une conception chrétienne de la famille et non pas d’une forme d’homophobie sacralisée. La foi chrétienne considère que, puisque Dieu a créé le monde et qu’il l’a créé « bon », l’ordre naturel dans lequel un enfant est formé, soit par une homme et une femme est lui aussi bon, et conçu pour notre bien. Ainsi, plusieurs de ceux qui, sans motifs religieux personnels, s’opposent à l’extension de la PMA aux couples de mêmes sexes ou aux femmes seules le font en reprenant cette idée d’un ordre naturel établit pour le bien de l’humanité, et dont on s’égare à ses risques et périls. Un autre enjeu théologique est celui de l’autonomie personnelle et de l’intégrité du corps. C’est le christianisme qui a propagé dans l’Empire romain l’idée que, chaque individu étant créé à l’image de Dieu, chacun porte en lui une dignité fondamentale qui ne peut en aucun cas être atteinte. Cette conception chrétienne de la dignité humaine fit en sorte que les chrétiens adoptèrent des pratiques scandaleuses aux yeux de leurs contemporains. En effet, ceux-ci s’opposaient aux combats de gladiateurs qui, forçant des hommes à en tuer d’autres pour le plaisir du public, portaient atteinte à cette dignité fondamentale. De même, ils rejetaient la prostitution ainsi que toute forme d’exploitation sexuelle hierarchisée entre maîtres et esclaves. Ainsi, les premiers chrétiens concevaient que l’usage du corps d’un autre, que ce soit pour fin de divertissements cruels ou de services sexuels, est dégradant et devrait être rejeté. D’où le malaise contemporain par rapport à la GPA. L’usage du corps d’un autre à des fins personnelles, surtout lorsque le rapport entre l’un et l’autre est inégal (que ce soit pour des raisons de pouvoir ou économiques), est une violation de cette conception théologique du corps.

Un peu de sagesse dans ces grandes luttes

On l’a dit, ces enjeux ne sont pas que théoriques ; il s’agit de personnes, mais aussi de questions qui touchent à la civilisation, au modèle de société, et à des valeurs qui nous sont fondamentales. Et plutôt que prestement naviguer le champ de mines des débats sensibles, de s’emporter devant les vidéos de clashs sur les plateaux télé ou encore ne faire que maugréer sur les positions et les combats de ces militants qui nous agacent, pourquoi pas chercher un peu de sagesse pour faire cohabiter l’intelligence et le passionnel ?

La GPA, version biblique

Aussi étonnant que ça puisse paraître, la sagesse biblique nous donne à réfléchir sur ce sujet ! Comme souvent, la Bible le fait au travers d’une histoire. L’histoire, d’un couple infertile, de deux femmes et d’un désir d’enfant ; une histoire de valeurs familiales et de projet de société. Abraham — une grande figure du récit biblique, à qui se réfèrent juifs, chrétiens et musulmans — et Sarah. Le couple est infertile et souhaite ardemment pouvoir accueillir un enfant. Ce désir d’enfant pousse Sarah à proposer à son mari de coucher avec une servante, Agar, afin que puisse naître un enfant et que la descendance soit assurée. Un enfant, un héritier, c’est une garantie de bénédiction, d’honneur et d’un succès social parachevé, et malgré la promesse divine impliquant que Sarah tombe enceinte un jour, elle agit pour qu’une autre femme puisse porter l’enfant souhaité. Agar tombe enceinte, et progressivement, Sarah voit sa place remise en question par la prééminence qu’Agar prend. En réaction, Sarah maltraite Agar et pousse Abraham à la renvoyer dans le désert. Dans cette histoire, c’est aussi sur l’affliction d’Agar, rejetée et condamnée à donner naissance à un enfant sans père, que Dieu porte un regard de compassion. C’est là, dans le désert, qu’un ange s’adresse à Agar et lui dit :
« Dieu t’a entendue dans ton affliction. »
L’ange demande à Agar de retourner chez Abraham pour que l’on prenne soin d’elle et de l’enfant à naître, ce qui sera le cas. Quelques années plus tard, la prééminence que prend Ismaël devenu jeune garçon et l’attitude d’Agar poussent de nouveau Sarah à exiger d’Abraham qu’il la renvoie au désert. C’est elle qui criait au désespoir, certes, mais Dieu a entendu l’enfant, Ismaël et l’a vue, elle. Il la rassure en lui disant qu’un avenir sera assuré à son enfant, promettant ainsi à Agar des perspectives heureuses pour son avenir.

Dieu, celui qui prend parti pour les deux

L’histoire de Sarah et Agar, c’est aussi la confrontation de deux univers parallèles, deux projets de vie contrariés, Sarah à cause de sa stérilité, et Agar à cause de sa place marginalisée dans la société. Par cette naissance qu’elle avait pourtant appelée de ses vœux, Sarah voit son projet de famille, son projet de société, son projet de bonheur déstabilisés par deux fois, s’en afflige et proteste. Agar, elle, voit ses projets familiaux lui valoir le déshonneur et la mise au ban de la société. Elle s’en afflige et proteste. Et Dieu, dans tout ça, porte un regard de compassion sur tous : homme, femmes et enfant.

Arrive-t-on encore à voir l’autre ?

À l’aune de cette histoire, que dire donc de notre rôle aujourd’hui dans les discussions autour de la PMA et de la GPA que nous voyons crisper nos attitudes et nos sociétés ? Que dire, à la lumière de ce récit, de ces personnes dont les choix de vie ne correspondent pas l’idéal qu’elles appelaient de leurs vœux ? Que dire encore de l’attention portée aux enfants à naître dont l’avenir est tout aussi précieux que celui de celles et ceux qui les amènent au monde ? Que nous soyons des personnes directement concernées ou de simples citoyens conviés au débat, nul n’échappe au regard bienveillant de Dieu. Au-delà des déceptions, des erreurs et des imprévus de la vie, sans doute nous faut-il nous poser cette question aussi : ai-je toujours en moi la capacité d’inclure l’autre dans mon regard, ma considération ? On peut difficilement rester indifférent devant de tels enjeux tellement ils touchent à des valeurs fondamentales. Il est nécessaire de forger des points de vue informés et d’assumer notre rôle de citoyens à la mesure de notre appel… Pourtant il est tellement facile que nos yeux soient voilés.
On a cessé de voir l’autre. Nous forger un point de vue éthique nécessite un regard éclairé, renouvelé, incluant l’autre afin de s’efforcer de comprendre sa place même si nos points de vue éthiques divergent.
Et vous, qu’est-ce vous voyez ? Qui est-ce que vous voyez ?
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