L’invitation au jeu : échange entre un lecteur poète et l’auteur Christian Bobin Suite

Échange entre un lecteur poète et l’auteur Christian Bobin, quelque temps avant le décès de ce dernier. Suite.

Mon Église ? Un chat de pierre dressant ses deux oreilles vers la ville couchée à ses pieds. Hésiteriez-vous, cher Christian Bobin, à l’approcher dans une partie de cache-cache ? Je ne serais pas surpris de vous apercevoir, en position d’affût, le menton reposant dans la paume contemplative de vos mains. Je verrais passer, tel une flèche, l’étonnement sérieux de votre regard rattrapant le pas pourtant rapide du garçon de café.

« L’abbatiale est un fauve que je me contente d’orienter vers l’enclos de papier blanc. Mes phrases sont ses enragements et ses repos, jusqu’à ce qu’en un bond prodigieux il s’arrache et saute la barrière, chapitre clos » [1]

À propos : que donnez-vous à manger à vos yeux ? Ce sont de redoutables chiens de chasse aux papillons.

Saint Paul et moi serions heureux de compter dans la distraction ambiante un autre compagnon de jeu. Conques niche certes bien loin de Strasbourg. Il s’en faut de quelques centaines de kilomètres et de siècles. Mais juché sur les ailes de la lumière, un simple battement de cils aura raison des écarts de géomètre. Voici mon abbatiale, jeune et farouche. Face à son assaillant, elle pourrait fuir au-delà des eaux, tout comme le Christ enjambait le lac dans l’espoir d’heures plus silencieuses.

« Il y a un poème sur la place de Conques. Il pèse des tonnes mais quand on rentre à l’intérieur, tout est léger, même la peur. » [2]

Vous devrez l’approcher avec douceur. Cependant soyez sûrs de votre avantage. Lors de votre dernière campagne, vous avez glissé sous une couverture couleur ivoire un poème pesant des tonnes. La pointe fine de votre stylo ayant apprivoisé Conques, je vous confie aujourd’hui le fier élancement de deux tours, ainsi qu’un corps musculeux et frais.

Les croix ambitieuses des bâtisseurs surplombent de leur hauteur le mont du Calvaire. Elles fouillent le ciel à la recherche d’une nouvelle étoile.

Pendant ce temps, Dieu continue à creuser en l’homme des profondeurs salutaires où il se laisse approcher. Seriez-vous prêts à ce renversement ? À vous laisser conquérir par Celui qui vient à nous dans l’esprit des Béatitudes, comme dans le déchirement d’une Passion ?

Car si hier vous mettiez en garde votre abbaye contre la tentation de trop jouer avec Dieu, avouez que vous êtes vous-mêmes êtes un redoutable joueur. Franc-tireur, vous avez pour habitude de mâcher lentement vos mots, mais vous digérez mal les religions, qui subissent l’assaut subi de vos traits incisifs.

Comme un livre ouvert, une église n’échappe pas aux bombardements. Elle peut renaître ensuite de ses cendres, ayant l’éternité devant elle. Saint Paul a retrouvé son teint originel dans le chatoiement intense de son chœur. Comme on comptait les trous béants de la guerre, un frère artiste s’est avancé entre les bancs. Il a dansé sur les ruines de verre. On se baigne aujourd’hui encore dans l’eau bleue de sa contemplation, où la présence brûlante du Christ consume tous les combats, qu’il soient de plume – les vôtres – ou de canon. Au bas, une signature : Éric, Taizé.

Ma tasse désormais vide à la main, je décoche à nouveau mon invitation. Cher Christian Bobin, je ne saurai vous convaincre de rejoindre la partie. Je sais combien vos déplacements sont rares. Il en va ainsi des esprits empruntant les voies ferventes des voyages intérieurs.

Ils excellent à entrer dans les wagons à l’insu des contrôles. Recevez du moins cette lettre en hommage, dans l’espoir si peu secret que vous y entendrez le miaulement ingénu d’une église tapie sous les ombrages. Et si jamais le vent avait raison de votre féconde inertie, sachez que votre place est prête, dans le café, au coin des eaux. Nous vous y attendons.

 

De tout cœur,

Julien N. PETIT

Cette lettre mit du temps à parvenir à son destinataire. Je disposais pourtant d’une adresse sûre, confiée par l’auteur lui-même. Le printemps passa, une question suspendue au coin de l’œil : le moine écrivain est-il entré plus loin encore dans sa retraite, jusqu’au silence absolu ?

Après plusieurs tentatives, une enveloppe enfin arriva, parée de grandes boucles noires en forme de lettres.

La réponse du chat au chat.

Ce « non » souligné au centre de la page résonne. D’un trait incisif, il signe mon échec, pourtant je le lis avec toute la délectation de la complicité. Je savais d’avance la gratuité totale de cette invitation. Sa pure perte lui donnait toute sa saveur. Vivre, c’est perdre, écrit quelque part la même main qui a tracé ces deux « n » en barrière autour du dos rond d’un « o ».

« Est-il possible de traverser ce monde en poète ? Je l’ignore, mais je sais que c’est la seule vie désirable. Et qu’on en sorte détruit n’a aucune importance. Il est triste, le regard des vainqueurs. Le soir tombe. Leurs victoires leur reviennent comme des enfants. Ils voient, mais bien tard, qu’elles n’étaient que malchances. » [3]

Pour Christian Bobin, la traversée est achevée. À nous, il reste encore à parcourir les champs de bataille poétique restés ouverts dans ses livres.

Strasbourg,

Novembre 2022

Notes

[1] Christian BOBIN, La Nuit du cœur, Paris, Gallimard, p. 187

[2] Ibid., p. 56

[3] Ibid., p. 187

 

Rédacteur

Julien N. Petit

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