Comment une épidémie a permis l’avancée du christianisme ?

Dans son livre The Rise of Christianity, le célèbre sociologue religieux Rodney Stark examine les causes et éléments qui ont permis, selon ses propres termes, au « mouvement obscur et marginal de Jésus de devenir la force religieuse dominante dans le monde occidental en quelques siècles ».

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En utilisant des modèles démographiques et des théories des réseaux dans la conversion religieuse, Rodney parvient à offrir une série d’explications cohérentes et plausibles sur la façon dont le christianisme serait passé d’un des divers mouvements avec prétention de vérité dans le contexte romain, à la religion hégémonique de l’Empire. Tout cela, dans une position de scepticisme et sans aucune apologétique ou exégèse biblique, caractéristiques d’un sociologue qui reconnaît qu’il n’a pas la foi.

Dans le chapitre IV de son livre, Stark analyse le rôle des épidémies et des fléaux dans l’Empire romain et, en particulier, le rôle qu’ils ont joué dans l’expansion de la religion chrétienne pendant les premiers siècles de notre ère.

Il affirme ainsi, l’existence d’une sorte de « réussite chrétienne » qui aurait rendu cette communauté religieuse, victorieuse et triomphante face aux autres systèmes religieux et cosmologiques de l’époque, tels que la religion égyptienne, le mithraïsme, ou la religion traditionnelle romaine.

Stark analyse en détail les deux fléaux les plus meurtriers que l’Empire et l’église naissante ont connus. Il s’agit des pestes de 180 et 251, probablement provoquées respectivement par la variole et la rougeole, causant, on estime, un quart voire un tiers des décès sur le total des habitants de l’empire. L’empereur Marc-Aurèle en succombera aussi en l’année 180 après J.-C.

L’une des premières critiques de Stark porte sur l’historiographie ancienne traditionnelle, est de ne pas avoir suffisamment pris en compte le rôle qu’auraient joué les pandémies dans la chute de l’Empire. Bien au contraire, les idées reçues jusqu’alors, inciteraient à penser que l’effondrement de la civilisation romaine, loin d’être associé à la peste, pourrait s’expliquer par la dégradation et la décadence morale de son peuple et de ses institutions. L’affaiblissement de son armée ainsi que les invasions barbares n’auraient été que des coups de grâce d’un processus déjà latent.

Ainsi une remarque s’impose. Avec l’arrivée des épidémies, de nombreux et significatifs secteurs de l’Empire sont restés dépeuplés ou avec de profonds déséquilibres démographiques. La demande croissante de main-d’œuvre masculine, associée à la nécessité urgente d’augmenter le recrutement militaire, fait de l’inclusion et de l’acceptation de colonies « barbares » aux frontières de l’Empire une solution temporaire. Ainsi, le tissu social perdu est restauré.

Stark analyse en détail la place des chrétiens dans ce processus social et la façon dont leurs pratiques et leurs institutions ont répondu aux circonstances de crise d’extrême nécessité. À partir de là, il élabore trois hypothèses qu’il précisera ensuite : tout d’abord, l’idée que

(a) si la société classique n’avait pas été flagellée et démoralisée par ces catastrophes, le christianisme ne serait peut-être pas devenu la religion triomphante et dominante de l’Occident.

Pour montrer cela, il propose quelques données pertinentes sur la manière dont les pestes ont favorisé l’expansion du christianisme.

Une deuxième idée qu’il propose est que

(b) les valeurs de charité et d’amour fraternel ont permis aux communautés chrétiennes, dès leurs débuts, d’articuler un corps de normes orienté vers le service social et la solidarité communautaire.

Lorsque la catastrophe a frappé la société, les communautés chrétiennes étaient déjà prêtes à exercer l’entraide particulière liée à leur appel, ce qui a entraîné un taux de survie nettement plus élevé parmi ces groupes que pour le reste de la population.

Le corollaire de cette deuxième idée de Stark est que, après une moyenne de 15 ans pour chaque pandémie, les chrétiens se sont révélés être l’un des groupes numériquement les plus importants de la nouvelle société, et cela sans la médiation d’un processus de conversion de masse quelconque.

Enfin, la troisième thèse avec laquelle Stark explique l’impact positif de l’épidémie sur l’expansion du christianisme se base sur les principes de la théorie de la conformité.

Lorsque l’épidémie a anéanti une partie importante de la population, elle a laissé un grand nombre de personnes sans les liens interpersonnels qui les reliaient à l’ordre moral de la société. Avec l’augmentation explosive de la mortalité, des centaines de personnes ont perdu leurs relations familiales proches, en particulier parmi les Romans, qui mouraient en grand nombre. La disparition de ces liens aurait laissé libre accès à la conversion de ces personnes, qui jusqu’alors semblait difficile en raison d’obstacles familiaux ou de conformité sociale. Face à la solitude et à l’atomisation sociale, de nombreux païens et non-chrétiens se sont tournés vers les réseaux sociaux que les chrétiens avaient réussi à préserver. Ils étaient en quête de relations significatives et d’une intégration sociale efficace.

Dans ce qui suit, je vais essayer de donner un peu plus de détails sur l’argument présenté par Stark sur chaque point.


I — Crise sociale et crise du sens

Toutes les sociétés traversent un processus d’émergence, de développement, d’apogée et de déclin. Chacune de ces étapes à son propre degré d’intensité et peut être traitée ou vécue subjectivement de différentes manières par les acteurs sociaux qui y participent.

Il est souvent affirmé dans les sciences sociales que les crises causées par des catastrophes naturelles ou des phénomènes sociaux se traduisent par une crise de la foi.

Nous savons qu’en période de changement, les systèmes et valeurs traditionnels peuvent être modifiés au point de s’effondrer.

Les individus sont donc laissés à eux-mêmes et sans aucune sorte de cadre de référence commun pour l’orientation sociale. C’est ce qu’Émile Durkheim appelle l’anomie sociale.

S’il était excessif de souligner que toutes les religions émergent de périodes de crise, de nombreuses preuves historiques suggèrent qu’en période de troubles, des processus innovants ont lieu et qui finissent par s’exprimer dans de nouvelles cosmologies et religions. C’est exactement ce qui, selon Stark, aurait eu lieu à Rome pendant les épidémies, puisque le christianisme est apparu pour la première fois devant l’opinion publique en temps de calamité.

Les nouvelles religions qui émergent en crise répondent à deux phénomènes :

  1. Soit : (a) les religions traditionnelles ne parviennent pas à expliquer le sens et le pourquoi des catastrophes,
  2. Soit : (b) la religion stagnante s’avère futile et inefficace pour combattre la crise et porter secours à ses adeptes.

 

Ainsi, si l’on était païen dans la Rome antique, le prêtre du dieu que l’on vénérait aurait probablement professé son ignorance sur la nature et la cause de la maladie. Au lieu d’une explication, il aurait recommandé de faire un sacrifice pour apaiser la colère divine. Pire encore, il aurait vraisemblablement fui vers les zones rurales lorsque la maladie et la peste auraient commencé à s’emparer de la ville.

Si, en revanche, la réponse était recherchée au sein d’une école philosophique d’origine grecque, comme le scepticisme, le stoïcisme ou le pythagorisme, il y avait des tentatives d’explication qui n’étaient pas très bien articulées. L’invitation à considérer la souffrance comme une composante essentielle de la vie (stoïcisme) ou la possibilité à calculer les probabilités de survie pour ne pas perdre confiance (pythagorisme), ne semblent pas avoir été assez convaincantes pour ceux qui étaient en recherche.

L’avantage dont jouissent les chrétiens par rapport à ces deux perspectives réside dans les enseignements de leur foi, selon lesquels la vie et la mort sont toutes deux des réalités de l’existence significatives et sacrées. D’où, selon McNeill :

« Même dans le reste écrasant des survivants qui avaient réussi d’une manière ou d’une autre à surmonter la guerre et la peste, ils pouvaient trouver chaleur, immédiateté, guérison et réconfort dans la vision de l’existence extérieure… Le christianisme était, en ce sens, un système de pensée et d’émotion capable de s’adapter au temps de changement, de douleur, de dureté et de mort soudaine. »


II — Taux de survie

Dans une de ses lettres, Dionysos, évêque d’Alexandrie pendant la peste de 260, écrit :

« La plupart de nos frères chrétiens ont fait preuve d’un amour sans limites et loyal. Sans vouloir éviter la mort, et en ne pensant qu’aux autres. Ignorant le danger, beaucoup s’occupaient des malades, répondant à tous leurs besoins et les soignant en Christ lors de leur départ de cette vie avec un bonheur serein ; beaucoup étaient infectés par d’autres avec la maladie (…) beaucoup d’infirmières domestiques et de soignants bénévoles des malades, ont rencontré la mort (…) certains de nos meilleurs frères ont également perdu la vie de cette façon : des prêtres, des diacres et d’autres hommes avaient atteint un statut élevé, eux aussi ont souffert. Le résultat de cette grande piété et de cette foi puissante semble en tout point comparable à celui du martyre. » (traduction libre) 

Le témoignage de Dionysius est émouvant et constitue un exemple parfait de la charité chrétienne en action. Le fait qu’il ait été écrit par un partisan de la cause n’invalide pas les faits rapportés, car il existe de nombreuses preuves de sources païennes qui corroborent l’existence de ces comportements.

Le rôle des chrétiens durant cette période est si important qu’un siècle plus tard, l’empereur Julien tente de mettre en place un système d’assistance sociale au sein de l’Empire imitant les vertus existant dans la communauté chrétienne.

Dans une lettre au Grand Prêtre de Galatie, l’Empereur confesse qu’il veut légaliser les pratiques chrétiennes. Selon lui, la croissance récente de ce mouvement est due, à « son caractère moral — des chrétiens — même s’ils sont prétentieux » et à sa « bienveillance envers les étrangers et ses soins aux malades en danger ». Julien reconnaît que les efforts des chrétiens ont créé une sorte de petit « État providence » entre eux et ceux qui ont bénéficié de leur charité.

Les témoignages de Dionysius et Julien rendent compte d’un élément central de l’analyse de la sociologie de la religion. La tradition judéo-chrétienne présente, dans le contexte romain, une exception par rapport à ses adversaires : un code éthique social fortement associé à la religion.

En d’autres termes, c’est une façon de conduire le comportement éthique des individus, fortement influencé par les principes imposés par un Dieu juste et saint. Cela ne signifie pas que le surnaturel affectant le comportement humain et exigeant de ses adeptes une certaine conduite soit une idée particulièrement innovante. Les religions traditionnelles exigent également des actions cérémonielles des principes actifs (sacrifices et culte aux dieux). Le fait que les dieux puissent échanger des faveurs contre des sacrifices, des consécrations ou des constructions de temples ne semble pas non plus nouveau. Ce qui est innovant ici, c’est l’idée que la relation entre le divin et l’humain peut dépasser la sphère de l’échange et de l’intérêt mutuel. La volonté d’un Dieu qui ne peut être changé par le sacrifice renverse la vision païenne du monde, surtout lorsqu’elle est associée à l’exigence de l’amour du prochain.

Lorsque le Nouveau Testament a fait irruption dans le contexte romain, les normes communautaires chrétiennes s’étaient déjà répandues. S’occuper des malades, rendre visite au prisonnier, donner un toit et de la nourriture à ceux qui sont dans le besoin faisaient partie des pratiques habituelles des chrétiens et de leurs familles. Ce n’est pas pour rien que Tertullien a déclaré fièrement :

« C’est notre souci des nécessiteux, notre pratique de l’amour et de la bonté qui nous rend visibles aux yeux de beaucoup de nos adversaires. »

En ce sens, la tentative de Julien de créer une nouvelle morale impériale s’est avérée infructueuse puisqu’il n’a trouvé aucune base doctrinale ou pratique traditionnelle similaire sur laquelle la fonder. Ce n’est pas que les Romains ne connaissaient pas la charité, c’est juste qu’elle ne faisait pas partie du service aux dieux. Les dieux païens ne punissaient pas les transgressions éthiques, car ils n’imposaient aucune exigence éthique spécifique.

Les taux de survie plus élevés chez les chrétiens s’expliquent donc par la pratique de cet amour du prochain tel que décrit par Dionysos dans sa lettre. Lorsque tous les services publics se sont effondrés, la découverte de l’importance de l’hygiène et des soins médicaux élémentaires sont devenus les principaux moyens de survie. On estime que le simple fait de fournir de l’eau et de la nourriture pouvait réduire les risques de mortalité de près de deux tiers. Des dizaines de personnes malades et incapables de se soigner ont été aidées par des membres de cette communauté religieuse. La présence quotidienne d’un chrétien s’occupant des moindres détails leur a permis de se rétablir plutôt que de souffrir misérablement.


III — Réseaux sociaux et conversion

Les chrétiens ont interprété les taux de survie plus élevés dans leurs communautés comme miraculeux et ainsi ils ont été rapidement communiqués à l’extérieur de la communauté

Dans la sociologie de la religion, certaines des théories les plus consensuelles concernant les processus de conversion montrent la grande importance de l’ensemble des relations sociales que les individus entretiennent. Elles peuvent agir comme un catalyseur de la conversion, mais aussi comme un obstacle.

Au cours des premiers siècles de l’ère chrétienne, ces communautés ont dû faire face à de sérieuses restrictions pour pouvoir exister publiquement. En ce sens, leur statut de clandestins et de persécutés les condamnait à un certain repli sur eux-mêmes et à l’isolement social. L’avancée du christianisme a ainsi été possible, sur la base des réseaux interpersonnels qui se sont tissés entre les membres et les nouveaux convertis potentiels. Pendant l’épidémie, il y a eu de nombreux exemples de chrétiens qui ont servi et pris soin de leur entourage.

Rodney Stark, à travers des données reconstituées, calcule que les quartiers où le moins de décès avaient lieu étaient marqués par une forte présence et concentration de la communauté chrétienne.

Ainsi, les chrétiens ont commencé très tôt à s’occuper des patients dans un état critique. Leurs voisins et les membres de leur famille en étaient les principaux bénéficiaires. En outre, leur exposition imprudente à la maladie, qui a souvent entraîné leur mort, avait créé une certaine immunité chez certains. Une force de travail miraculeuse pour guérir les mourants est rapidement apparue en action, provoquant probablement la surprise, l’appréciation et le respect de nombreux non-chrétiens.

L’épidémie a été l’occasion pour les chrétiens de créer des liens sociaux avec ceux qui avaient été relativement démunis par la persécution.

La mise en œuvre de leur code d’éthique par les soins intensifs pour les étrangers et les mourants leur a permis de créer des liens d’intimité et de fraternité sans rien attendre en retour. De simples actions telles que leur fournir de la nourriture et de l’eau ont généré des relations profondes peu possibles et probables auparavant.

Si nous suivons l’idée de Stark selon laquelle les chrétiens avaient un taux de survie plus élevé grâce à leurs soins mutuels, cela signifie qu’à la fin de la maladie qui tua un quart voire un tiers des habitants de la ville, cette communauté chrétienne tripla en nombre. Ainsi, du seul fait de l’évolution démographique, le nombre de chrétiens par rapport au nombre de païens est passé de 0,8 à 1,4.

Cette croissance explosive s’explique aussi par des raisons sociologiques. De nombreuses personnes survécurent grâce à l’intervention d’une communauté chrétienne. Cependant, cette guérison se traduisait par la perte d’un nombre important, sinon la quasi-totalité de leurs relations interpersonnelles significatives. En ce sens, des cas comme celui d’un père ou d’une mère qui ont survécu sans leur partenaire ou leurs enfants étaient douloureusement fréquents.

À une époque d’anomie et de détachement intense comme celle-ci, le seul réseau d’intégration encore actif et disponible suite à l’épidémie était la communauté chrétienne.

En effet, les survivants, des centaines de païens, désireux de commencer une nouvelle vie et de reconstruire la société en ruine, se sont donc tournés vers la communauté chrétienne pour trouver réconfort et refuge. Leur approche a été encouragée, en grande partie, par le contact avec un voisin inconnu ou familier qui, pendant l’urgence, s’est occupé d’eux et les a soignés de manière altruiste. En ce sens, les pratiques de soins exercées par les membres de la communauté se sont révélées être des portes d’entrée essentielles pour une foi jusqu’alors persécutée et stigmatisée.


Conclusion

La supériorité du christianisme sur les autres systèmes de croyances a longtemps été soulignée dans certains milieux pour expliquer son essor rapide. Des recherches telles que celles proposées par Stark sur les épidémies nous rappellent que le christianisme a été menacé comme tout autre système de pensées de l’époque. D’une crise de cette nature, de multiples résultats historiques auraient pu suivre, dont beaucoup ne tiennent pas compte du christianisme.

En fait, l’un des points sur lesquels Stark insiste est que, sans les crises sanitaires des premiers siècles de l’Empire, le christianisme aurait été privé de l’une de ses principales sources de croissance.

Il n’est pas facile de trouver des parallèles et des similitudes entre la société romaine dans laquelle le christianisme a prospéré et notre société mondialisée, hyperconnectée et profondément touchée par le coronavirus. Bien que des débats sociologiques aient lieu concernant l’avenir du capitalisme et la manière dont l’État-nation est organisé politiquement, une chose est certaine : de nouvelles possibilités de réflexion et d’actions collectives s’ouvriront à partir de cette expérience.

Si le christianisme a réussi à se frayer un chemin dans un contexte où le paganisme helléniste et romain était actif et vital dans la vie sociale, rien ne l’empêche de devenir une voie alternative à l’hégémonie du libéralisme politique, économique et culturel.


Références :

  • Émile Durkheim, Sociología y Educación.
  • Christian Smith, The Secular Revolution: Power, Interests, and Conflict in the Secularization of American Public Life First Edition.
  • Rodney Stark, The Rise of Christianity.

Rédacteur

Ignacio Cid Pozo

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