Tou·te·s inclusif·ve·s : l’égalité par l’écriture ?

L’écriture inclusive.

Vous en avez probablement entendu parler. Nommée également écriture épicène, elle enflamme depuis (environ) 2017 les débats à la radio, à la télé et sur Internet et semble laisser de moins en moins de gens indifférents. On l’appelle aussi « écriture non sexiste » ou « dégénrée »… Elle consiste en une série de pratiques qui réforment notre utilisation de l’orthographe et de la syntaxe. Mais pourquoi de telles réformes, au juste ?

L’écriture inclusive : une victoire pour l’égalité de chacun·e ?



L’objectif de l’écriture inclusive est d’éviter toute discrimination en matière de genre masculin ou féminin, et d’inclure visiblement dans le langage des groupes que celui-ci tend à invisibiliser. C’est le cas des femmes, par exemple, souvent englobées dans un générique masculin. En effet, en français, c’est le genre masculin qui correspond aussi à la forme neutre, de telle sorte que « les médecins » suggère un collectif masculin, même s’il est majoritairement composé de femmes. Et d’ailleurs, dans la langue française, le terme en question n’a de toute façon pas de forme féminine…

Ajout de ponctuation, féminisation des titres et apparition de nouveaux néologismes sont donc autant de pratiques qui se proposent de visibiliser celles et ceux que la grammaire laisse de côté.

S’agit-il là d’une pseudorévolution, un peu tape-à-l’œil, ou d’une réelle évolution de la société ?


L’écriture inclusive : « C’est le cerveau qu’on vous lave quand on purge la langue »

« Que le but soit de contrôler les gens comme dans 1984, ou d’extirper à la racine d’un mot toute trace d’inégalité comme dans l’écriture inclusive, dans les deux cas – partant du principe que l’on pense comme on parle – c’est le cerveau qu’on vous lave quand on purge la langue. »

C’était avec humour que le philosophe Raphaël Enthoven, dans une chronique radio, mettait en garde ses auditeurs contre le façonnage des consciences à la George Orwell. Et ce, même pour le motif si noble de l’égalité entre les hommes et les femmes. Car le langage, oral et écrit, façonne la pensée : il en est même la matière brute (essayons un peu de former des idées sans mots ! De réfléchir sans langage !). Si donc l’on change de manière drastique les codes d’utilisation du langage, on change nécessairement les consciences. Mais est-ce là un danger ?

Prenons pour exemple le point médian, ou « point milieu », nouveauté grammaticale dans la longue liste des usages inclusifs. Ce petit point discret vient s’immiscer entre les marques du masculin et du féminin, du singulier et du pluriel pour inclure « tou·te·s », sans avoir à écrire « tous et toutes » ou encore « tout le monde » (ce qui, peut-être, serait trop masculin ?).

On a là affaire à un petit point discret, un petit point de rien du tout. Mais il n’est pas si innocent après tout.


Le langage n’est jamais une réalité « neutre »

Les mots, les phrases, l’art de les construire et de les écrire : tout cela définit le monde tel qu’on le voit, tel qu’on le vit. Le langage reflète notre expérience du quotidien, mais il est aussi chargé de siècles d’histoire et de mémoire collective.

Or, quand les siècles d’histoire et notre mémoire collective nous rappellent que les femmes sont, à poste égal, moins bien payées que les hommes, et qu’elles souffrent de discrimination à l’emploi et de sous-représentation à des postes de pouvoir, la question se pose.

Peut-être que le langage qui est le fruit de notre histoire est là pour nous rappeler des réalités à changer.

Et peut-être qu’en laissant ces changements infuser d’abord nos pratiques discursives, notre réalité existentielle les acceptera plus facilement.


Une révolution du haut de sa tour d’ivoire ?

Mais, si réforme idéologique il doit y avoir, il faut aussi que cette réforme revête une dimension esthétique et pratique. Le langage est l’essence de toute poésie et outil de communication du quotidien.

En d’autres termes, on demande à la langue, en plus d’avoir du sens, d’être belle et usuelle.

Fin 2020, Tristan Bartolini a défrayé la chronique avec son alphabet épicène. Cet étudiant à la Haute école d’art et de design de Genève a été récompensé du Prix Art Humanité de la Croix-Rouge pour son initiative typographique. Son innovation ? Créer une police de caractères inclusive. Et de fait, son mélange de lettres crée de nouvelles terminaisons (comme la fusion du X et SE) et de nouveaux pronoms qui se proposent de ne pas favoriser un genre sur un autre, tout en restant lisibles et intuitifs.

Il n’y a donc pas que les Académiciens qui façonnent notre langue, mais aussi les typographes, designers et artistes. Cependant, on pourrait objecter qu’il n’y a pas là de vrais changements. Car, une fois sorti de l’Académie française et des écoles d’art, le langage continue de se parler dans la rue, dans les foyers et sur les écrans de nos smartphones. Comment donc ces grandes décisions officielles, émises dans les hautes sphères de l’élite culturelle, peuvent-elles réellement impacter « tou·te·s » et « chacun·e » ? Et comment ne pas voir ces évolutions langagières comme une complication supplémentaire ; un marqueur social laissant de côté celles et ceux qui déjà (sans points médians et tout ça) ont du mal à s’exprimer ?


Je parle donc je suis

Nietzsche disait :

« Je crains bien que nous ne nous débarrassions jamais de Dieu, puisque nous croyons encore à la grammaire… »

En quelque sorte, on est trop attachés à la grammaire pour accepter de se détacher de Dieu ; on est trop attachés aux grandes instances et traditions pour laisser la société évoluer.

On peut penser que si Nietzsche voyait à quel point évoluent notre grammaire et notre syntaxe, notamment avec l’écriture inclusive, il penserait que ça y est, nous avons réussi à nous en débarrasser, de Dieu ! Ou, du moins, il semble que nous nous débarrassions progressivement de toutes les idées sur ce qui fait de nous ce que nous sommes. En effet, l’écriture inclusive, en repoussant les codes et les normes, remet en question la manière de parler de nous-mêmes, la manière d’écrire sur les femmes et les hommes, la manière de concevoir l’humain.

Et pourtant, Nietzsche était convaincu que toutes les structures anthropologiques que nous mettons en place (les principes, la morale, les combats pour la justice, les règles et la grammaire, etc.) tout cela sont des illusions toxiques qui nous empêchent de nous réaliser en tant qu’êtres humains. Au fond, l’écriture inclusive repousse des codes et des normes pour les remplacer par de nouveaux codes et de nouvelles normes. Elle le fait explicitement au nom de principes de justice et d’égalité, au nom de l’idée que la réforme des mœurs et des règles est une chose continuelle et souhaitable. Mais d’où viennent ces principes et ces idées, sinon du message chrétien ? Horreur. « Je crains bien que nous ne nous débarrassions jamais de Dieu, puisque nous croyons encore à la grammaire… »


Comment être des humains accomplis ?

Mettons fin à ces règles ! Achevons ces combats, ces désirs de dignité, d’égalité et de respect, tous inspirés par le christianisme ! Mettons Dieu et la grammaire à mort, et enfin nous serons authentiquement humains. S’il était parmi nous aujourd’hui, sans doute Nietzsche déplorerait-il la morale des atavismes qui défendent à tout prix l’ordre établi. Mais il déplorerait aussi l’erreur de celles et ceux qui croient encore qu’il est vertueux d’instaurer des règles dans le langage (fussent-elles nouvelles et « réformées ») et poursuivre ainsi une forme de justice. On entend son spectre ricaner : « Vous tous qui vous dites progressistes, conservateurs, croyants, athées, moralistes ou insouciants de la morale, vous croyez tous encore en Dieu, vous croyez tous qu’il nous faut une structure morale, symbolique, anthropologique, des valeurs pour faire de nous des êtres humains dignes de ce nom ! » Et c’est là une question fondamentale. Comment être des humains accomplis ?

Cette question se vit au-delà des tours d’ivoire. Elle se vit dans la rue, dans les foyers, au fil des conversations sur nos smartphones mais surtout, elle se vit dans les tripes.

« Qu’est-ce qui fait de nous ce que nous sommes ? » est la question silencieuse derrière beaucoup de petits points médians.


L’écriture inclusive : au-delà de l’écriture

L’écriture inclusive continuera sûrement de faire des remous. Elle pose néanmoins des questions fondamentales, sur notre vision de nous-mêmes en tant qu’êtres humains (j’utilise là un générique non genré, vous l’aurez remarqué !).

Le langage décrit-il des réalités objectives ou la réalité est-elle définie par le langage ?

Comment s’affranchir des restrictions véhiculées par le langage, et des clichés genrés, sans tomber dans l’extrême inverse où tout est tellement flou que l’on nourrit de nouvelles angoisses existentielles ?

Finalement, qu’est-ce qui me définit dans mon identité ?

Peut-être que, pour savoir réellement ce que c’est qu’être humain, il nous faut une structure anthropologique plus solide qu’un dictionnaire. Peut-être que le langage seul n’est pas assez solide.

Peut-être que, même si cela est tentant, faire sauter toutes les normes et les traditions et les héritages culturels ne nous amène pas nécessairement à trouver qui nous sommes vraiment. Cela rajoute simplement des points d’interrogation à une question fondamentale. Peut-être, au contraire de ce que pensait Nietzsche, a-t-on réellement besoin de Dieu.


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