Équilibre professionnel — Pourquoi vous avez tort d’optimiser votre vie
Vous voulez optimiser votre vie ? Vous avez tort
« Optimiser ? » Un danger sournois nous guette. Il a envahi tous les recoins de notre société ultramoderne. Il menace notre bien-être et notre équilibre professionnel. Il s’agit de la culture de l’hyper-positivité, décrite par Byung-Chul Han dans son livre captivant La Société de la fatigue (Müdigkeitsgesellschaft) avec ses conséquences néfastes.
Cette surcharge constante de stimuli et d’informations liée à un encouragement à faire toujours plus, toujours mieux, caractérise notre ère. Elle nous pousse inexorablement vers le multitâche, nous privant des précieux moments de contemplation et de réflexion profonde, essentiels à notre épanouissement personnel et professionnel.
Dans cet article, je vous propose de mieux comprendre les pratiques qui permettent de lutter contre la positivité toxique en vue de trouver plus d’harmonie dans votre vie professionnelle — et au-delà.
Désoptimisation : cultiver les marges
Notre ère ultramoderne se caractérise par un tourbillon d’attention fragmentée. Dans ce tourbillon, nous sommes confrontés à la difficulté de hiérarchiser nos tâches. Nous nous exposons au stress, à l’anxiété et, potentiellement, à l’épuisement professionnel à long terme, avec des conséquences à l’échelle de la société.
Afin de retrouver un équilibre professionnel sain, il est crucial de prendre conscience de l’impact de cette hyper-positivité. C’est ce que j’ai proposé d’introduire dans un autre article. Il est nécessaire également de chercher des solutions pour contrer ses effets. Heureusement, il y en a !
Alors, comment trouver la paix et la résilience sans optimiser ?
Han met en garde contre la destruction de l’écoute et de la contemplation, qui appauvrissent notre culture et menacent notre humanité. Dans son livre The Ruthless Elimination of Hurry (qu’on pourrait traduire par « Soyez impitoyables. Éliminez tout ce qui vous empresse »), John Mark Comer, théologien, pasteur et écrivain de Portland, en Oregon (États-Unis), propose d’éliminer l’empressement en adoptant quatre pratiques spirituelles :
Recette pour éliminer l’empressement :
1. Silence et solitude
2. Sabbat
3. Simplicité
4. Slowing (ralentissement)
Comer compare la vie à un livre. Observez les marges sur les côtés des pages, ou même de ce texte que vous lisez. Elles occupent probablement au moins 20% de la page, voire 30%. C’est ce qu’on appelle aussi les « espaces blancs » ou « espaces négatifs ». Dans les arts visuels, ces espaces négatifs sont essentiels, de la même manière que les silences et les breaks en musique.
Pourtant, regardons les marges dans nos vies : dans notre soif d’« optimiser », nous avons tendance à les éliminer, ces espaces tampons qui devraient permettre les imprévus et les interruptions involontaires, ainsi que la spontanéité.
Le cinéaste franco-suisse Jean-Luc Godard, grande figure de la Nouvelle Vague, est connu pour avoir souvent dit : « La marge, c’est ce qui fait tenir les pages ensemble. » Pour cet artiste prolixe dont l’art se voulait à la marge du système dominant de la production cinématographique, c’est là qu’il trouvait de l’inspiration, de nouvelles perspectives sur la réalité et des révélations sur la complexité de notre monde. [1]
C’est justement dans ces « espaces blancs » ou « espaces négatifs » que la spontanéité et la créativité peuvent se déployer et apporter de nombreux fruits et solutions, tant pour ce qui se passe dans le cadre de notre travail que pour nous-même en tant que personne. Comer parle de cette marge comme étant « l’espace entre notre charge [c’est-à-dire nos tâches, nos devoirs, nos responsabilités] et nos limites ».
Où sont vos propres marges ?
Équilibre professionnel : testé et approuvé
En essence, Comer nous parle de lutter contre la dictature de l’optimisation en instaurant la désoptimisation intentionnelle. C’est le chemin vers l’équilibre professionnel. Les bienfaits surprenants de la désoptimisation se manifestent déjà depuis quelques années dans plusieurs pays et entreprises. Ces pays et entreprises remettent en question les fruits de l’optimisation et adoptent une approche différente.
L’Islande a testé avec succès la semaine officielle de travail de quatre jours. Résultat, on y a constaté une productivité accrue et un meilleur bien-être des travailleurs. Le Royaume-Uni et la Belgique lui ont emboîté le pas. Optimiser n’est pas forcément ce qu’on pense. De très grandes entreprises telles que Microsoft, Target Publishing et Unilever ont également expérimenté cette approche, avec des résultats similaires.
L’idée de repos du sabbat, issue de la tradition juive et chrétienne, qui consiste à s’abstenir de toute tâche liée au travail un jour par semaine pour y avoir à la place des activités spirituelles, récréatives et relationnelles, constitue un contrepoint direct au matérialisme et permet de prendre une distance critique avec le système dans lequel nous vivons.
Le décentrement, essentiel pour notre développement psychologique et moral
La sagesse biblique, pour s’engager dans cette voie, insiste sur l’importance de résister. Résister à la tentation de fonder son identité sur la performance. Pratiquer l’amour de Dieu. Ces disciplines spirituelles ont la fonction indispensable à notre bien-être de nous décentrer de nous-même, et plus précisément de décentrer notre volonté — ce qui est essentiel pour notre développement psychologique et moral.
Le décentrement est un concept clé pour notre développement psychologique et moral. Selon Paul Ricœur, célèbre philosophe français, et le Suisse Jean Piaget, référence en psychologie du développement, le décentrement nous permet de comprendre que nous ne sommes pas les maîtres du sens et que notre parole est précédée par quelque chose d’extérieur et de plus grand — ultimement, selon Ricœur, la « Parole de Dieu »[2]. Cette prise de conscience commence dès le plus jeune âge, autour de quatre mois. C’est à cet âge, en effet, que les enfants commencent à développer le langage et la pensée.
En ne se centrant pas uniquement sur eux-mêmes et leur propre corps, les êtres humains deviennent capables de grandir et se développer d’un point de vue psychologique et moral, en prenant conscience de l’univers qui les entoure.
En nous décentrant par ces pratiques spirituelles, nous exerçons une capacité unique en son genre. Celle qui consiste à voir les choses selon une perspective nouvelle venue de l’extérieur. Essentiel pour notre équilibre professionnel et personnel. Dans cette perspective, nous ne sommes pas au centre. De nouvelles choses se révèlent à notre conscience. Ainsi, nous pouvons nous reconnecter de façon saine à nos émotions et notre compréhension du monde, de nouveaux choix peuvent être faits, etc.
Une pratique qui forge en nous une identité basée sur la grâce et la relation plutôt que sur l’individu brut, à la merci de l’hyper-positivité. Par exemple, un moyen essentiel de le faire est d’apprendre ou méditer, progressivement, sur les enseignements de Jésus.
Les bonnes questions à se poser pour cultiver les marges
Pour commencer à planifier et à mettre en œuvre ces pratiques spirituelles, posez-vous les questions suivantes. Dans quelle mesure ces marges peuvent-elles me permettre de :
- me recueillir et me reposer ?
- trouver le ressourcement, l’édification, l’inspiration, l’émerveillement, le jeu, la joie ?
- passer du temps avec les autres, à être ensemble, nous cultiver ensemble, jouer et bâtir nos relations ?
Et enfin : comment puis-je résister à la tentation d’optimiser mon temps de repos ? (C’est là le piège de l’optimisation dans l’optimisation : garder la même logique quand on aborde la marge elle-même, et vouloir optimiser la marge…)
L’objectif est de faire de la place pour les relations avec Dieu et les autres, en évitant de se soumettre à une liste stricte de choses à faire et à ne pas faire.
Dorénavant, cultivons et chérissons ces espaces de marges ! Ne ressentons pas le besoin de combler chaque moment d’inactivité avec des distractions, des notifications et le bourdonnement numérique incessant des médias modernes. Pour en savoir plus, n’hésitez pas à lire cet article qui propose des pistes d’application de ces principes dans le cadre de notre travail — mais pas seulement.
Notes
[1] Stéphane Morpelli, « La représentation filmique du criminel Italo-américain par F. Ford Coppola et M. Scorsese », Criminocorpus [En ligne], Crimes et criminels au cinéma, mis en ligne le 01 janvier 2007, consulté le 04 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/criminocorpus/248
[2] Dans son autobiographie intellectuelle (Réflexion faite, Paris, Le Seuil, coll. « Esprit », p. 17), Ricœur soutient que la parole humaine est précédée par la « Parole de Dieu », ce qui décentre l’homme et remet en question sa maîtrise du sens. Il justifie cette conviction en faisant appel aux sciences humaines (psychanalyse, sociologie, linguistique, etc.). Ainsi, malgré leurs différences, le christianisme, les sciences humaines structuralistes et les philosophies post-modernes partagent l’idée antimoderne que l’individu n’est pas le maître du sens.
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