Le pas de côté de Hermann Hesse
Une nouvelle librement inspirée de la vie et de l’œuvre de Hermann Hesse (1877-1962).
Il est jeune. Il est seul. Il est libre. Le monde est à lui. Il plonge ses yeux bleus dans le ciel bleu, parsemé de nuages en plumes. Il respire à pleins poumons l’air chargé des effluves de printemps. Sur les collines, au-dessus de Florence, les arbres fruitiers sont en fleurs. Il ressent si fort l’appel des matins. Partir. Marcher. Marcher encore.
Dans sa grande cape de laine, lourde, qui lui tombe jusqu’aux mollets, il a quelque chose de monastique, que confirme son visage émacié, et ses grands yeux si clairs, derrière les petites lunettes cerclées d’or. Il a vingt-quatre ans. Il est plein d’enthousiasme. Il ressemble à ceux que, dans son pays, on appelle les « wandervogel ». Un oiseau voyageur. Oui, c’est bien ainsi qu’il se perçoit, en ce pur matin.
Le Dôme de Florence l’a ébloui, comme un sein magnifique, tendu vers le ciel. Ici, les formes sont douces, si douces. Le monde s’offre constamment à la caresse. Il passe auprès de petites vendeuses de bouquets de violettes. D’autres proposent des objets de paille. Les touristes se pressent, avec leurs habits colorés. Il prend les ruelles en pente, de la piazza au couvent San Marco, pour sortir de la ville.
Ce matin, plus fort que l’appel des arts, auquel Florence répond avec une si grande générosité, il perçoit celui du monde. Le printemps l’appelle, en cet avril florissant. Un siècle nouveau commence, et la vie est un renouveau perpétuel.
Il repense à la Certosa di Pavia, à Pise, à Pistoia et, encore, au Dôme de Florence. Ces impressions fortes provoquées par les intérieurs d’églises. Toutefois, se dit-il, ces constructions ont rarement exercé sur lui un effet supérieur à celui des églises gothiques allemandes. Allemagne, Italie lui apparaissent comme des polarités de son âme, la même âme.
Il revoit le visage rond, si affable, de « Monsignore », à Montefalco. Ah ! La bonté de ce prêtre franciscain. Cet esprit d’ouverture à la vie, comme il le ressent, au plus profond de lui-même.
Sorti de la ville par un chemin rude, et pierreux, il grimpe la colline heureuse. L’herbe est parsemée de primevères, de jonquilles. Les cyprès de Toscane balancent légèrement au vent. Au loin, les montagnes bleues sont évanescentes.
Il veut arriver jusqu’au sommet pour dominer la ville, ses villas, ses jardins si beaux, chargés de longue histoire.
Il monte et tire de sa besace une de ces oranges qu’il a achetées au « mercato ». Il mord dedans comme dans l’Italie. Le jus sucré lui coule sur le menton.
Il monte et, plus il monte, moins il voit les lointains, tant le spectacle de ce qui s’ouvre à lui est sublime : les prés sont couverts d’anémones. Une féerie de couleurs. Elles sont bleues, rouges, blanches, jaunes, lilas … Elles rient au soleil de toutes leurs petites faces rondes. Il reconnaît, en elles, ces taches éparpillées parfois dans l’herbe de tableaux du Quattrocento.
Longtemps, il demeure couché, les yeux dans le ciel, heureux, parfaitement. Un jeune garçon a installé une longue vue, pour voir tout Florence, mais il refuse sa proposition. L’âme remplie, il redescend vers la ville, les bras ballants. C’est alors que son regard se pose sur… un bouquet d’anémones, cueilli, jeté. La colère l’étouffe. Il est en arrêt et murmure pour lui-même : « Qui a fait cela ? » Comment peut-on dérober au monde ses sourires fragiles pour, ainsi, les laisser tomber et bientôt brûler, au soleil ? Absurdité ! Ce bouquet perdu ne lui sort pas des yeux. Il pourrait s’agenouiller là, et pleurer. Sur la vie meurtrie … et sur les hommes mauvais.
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