Histoire de la Mode : 30 années qui ont humilié le vêtement. Soumission, déportation… et retour ?

Les 30 dernières années ont profondément changé le monde de la mode et du vêtement. La situation désormais mondialisée s’entretient d’elle-même : aux éclats des grands groupes de luxe répondent les grandes opérations de la fast fashion. Elles appellent à leur tour une réponse encore plus forte des premiers, car il faut faire rêver pour faire vendre.

Le vêtement n’a plus de statut ni de liberté dans cet état de fait, de même que ceux qui le conçoivent, qui le façonnent et le produisent.

Viendra-t-il un secours ? Pouvons-nous malgré tout envisager une autre histoire pour l’avenir du vêtement ? Pour cela il nous faut informer notre regard au-delà de ce qui frappe les yeux, entrer dans un autre récit. La Bible, avec celui qui s’y trouve, nous en donne les moyens.

 

Conquête du pays de la mode et déportation du vêtement

Quand il parle de l’histoire plus ancienne de la mode, Gilles Lipovetsky parle d’une « mode de cent ans » qui s’est étendue de la seconde moitié du 19° siècle jusqu’aux années 1950/1960. [1] Elle s’apparente à un régime monarchique de la mode, non pas un régime unifié sous l’autorité d’un Roi Soleil absolu mais un régime monarchique mosaïque avec ses reines et ses rois parmi lesquels Jeanne Lanvin, Coco Chanel, Christian Dior, Pierre Cardin,… Nous sommes avec la figure du grand couturier, créateur « à l’ancienne » qui possède l’autorité pour concevoir et inventer le vêtement de bout en bout selon son inspiration et selon son goût. histoire mode analyse

Quand au début des années 2000 les grands patrons prennent le pouvoir, le modèle du styliste va céder la place au modèle du « patron de groupe de luxe » au sein d’un système qui va être de plus en plus brutal pour les créateurs.

La monarchie de la mode est conquise.

Nous avons dans le récit biblique un épisode similaire, celui de la fin du royaume d’Israël puis de Juda entre les mains de la puissance assyrienne puis babylonienne. [2] Dans cette histoire les rois sont conquis, déportés et remplacés par des gouverneurs. On déporte aussi les meilleurs artisans jusqu’à Babylone où ils vont porter le deuil de leur pays laissé en ruine. La majeure partie de la population est elle-aussi embarquée dans la déferlante. Mais au bout de soixante-dix années il se produit un retour, certes de quelques-uns, mais de ceux dont l’esprit aura été éveillé et qui préféreront l’aventure qui consiste à reconstruire le pays plutôt que la vie babylonienne en exil loin de l’identité nationale. [3]

Ces trois motifs : la soumission du roi et son remplacement par le gouverneur; la captivité, la déportation et la ruine; et enfin le retour d’exil et la reconstruction, nous permettent d’imaginer une autre histoire à partir des faits de la mode.

Du roi au gouverneur histoire mode analyse

Karl Lagerfeld chez Chanel est le dernier exemple du modèle du styliste, « roi en sa maison ». Quand il y entre, il incarne le styliste dans toute sa créativité et son autorité de « metteur en scène autocrate ». histoire mode analyse

Nous avons avec lui le couturier dans toute sa vocation telle que nous pouvons l’envisager d’un point de vue biblique. Créateur-second à l’image du Créateur, il incarne de manière analogique les grands offices dévolus à l’homme-image de Dieu: ceux de Roi, de Prophète et de Prêtre. Comme Roi, il exerce son autorité sur Chanel. En tant que Prophète, il démontre sa connaissance de la mode et avec elle communique une nouvelle image de la femme en lui donnant un code vestimentaire. Comme Prêtre enfin, il œuvre comme médiateur dans le rétablissement des relations de cette maison avec le monde de la mode.

La mutation de la figure du roi vers celle du gouverneur s’amorce avec Tom Ford chez Gucci dont il est le Directeur Artistique. Le changement de sémantique a son importance. Il ne s’agit plus d’être seulement couturier, mais il faut aussi devenir « maître es-média » dans le but de vendre. Il est encore pensé vêtements, mais il faut aussi désormais penser tout de suite à plus d’accessoires et à plus de boutiques ouvertes pour les vendre.

Le désormais Directeur Artistique garde toujours son office de Prophète [4], mais il n’est plus désormais Roi. Il est un gouverneur qui doit rendre compte de son administration au patron du luxe. 

Le patron de luxe est désormais lui aussi le « visionnaire » de la mode. Mais il chausse d’autres lunettes, celles de la quantité vendue et du profit.

Cette nécessité de la vente et du profit dans un contexte de concurrence globalisée entre groupes de luxe va rendre la vie des créateurs devenus Directeurs Artistiques pratiquement impossible. Et quand cela ne marche pas, le grand patron du luxe met fin à la vocation. Le cas Christian Lacroix en est un bon exemple.

Déportation

Les petites mains de la mode, les artisans du secteur sont eux aussi embarqués dans la bataille qui fait rage. Si le luxe est à blâmer, c’est du côté des superpuissances du mass market de la mode que les conséquences sont les plus importantes. La fast fashion qui donne la réplique à la mode contemporaine et au luxe a comme déporté toute la population active de son secteur. Elle l’a forcée à travailler exilée de son pays d’origine, un pays d’origine qui serait synonyme de code du travail, de droit du travail, d’éthique du travail. [5] histoire mode analyse

Événement dramatique de l’effondrement du Rana Plaza du 24 avril 2013, dénonciation de l’appât du gain, coût réel de la fast fashion en termes de conditions de travail, travail des enfants en Inde ou en Chine dans la production du coton, véritable esclavage moderne dans les filatures et le tissage en Inde, « ateliers de misère » (sweatshops) au Bangladesh qui assurent la fabrication du vêtement… tels sont les stigmates de l’exil.

Le système brutal de la marchandisation de la mode, d’une « mode homicide », humilie l’artisan et l’ouvrier qui sont dévalués, impuissants, captifs. [6]

Humiliation histoire mode analyse

Enfin, qu’en est-il du vêtement ? Arrivés à ce stade nous ne pouvons espérer que celui-ci échappe à l’humiliation. Il se trouve même dépossédé de sa vocation. Cette vocation c’est de pouvoir ajouter au bien-être et à l’épanouissement de l’être humain, tout en le rendant redevable des bienfaits qu’il en retire. Chacune et chacun doit recevoir le vêtement comme un don et exprimer en retour une réponse adéquate. histoire mode analyse

Le système actuel a ravalé le vêtement au rang de simple marchandise. Il est une variable d’ajustement dans des stratégies marketing. Le vêtement-marchandise, c’est le vêtement qui continue à être produit alors que le marché de l’occasion arrive lui aussi à saturation. Ses excédents exportés dans des pays comme Haïti se trouvent à leur tour à asphyxier la production locale qui ne peut se vendre.

Le système brutal de la marchandisation de la mode humilie le vêtement qui est dévalué, impuissant, captif. Quand sera-t-il possible d’en sortir et de revenir au pays ?

 

Lire l’article : Histoire de la Mode : 30 années qui ont humilié le vêtement. Fashion!

Lire l’article : Histoire de la Mode : 30 années qui ont humilié le vêtement. Le vêtement prisonnier

Lire l’article : Histoire de la Mode : 30 années qui ont humilié le vêtement. Le retour : attitude intérieure et silhouette

 

Notes

[1] Gilles Lipovetsky, L’empire de l’éphémère, Gallimard, Paris, 1987

[2] Lire dans l’Ancien Testament les livres des Rois pour le détail de cette histoire.

[3] Pour cette autre histoire qui débute en 538 avant J.-C. se reporter aux livres d’Esdras et Néhémie.

[4] Tom Ford sur son rôle de « fashion designer » : il faut « avoir une vision, avoir quelque chose à dire ».

[5] Nicolas Nicklaus ne traite pas de cette problématique dans ce documentaire. Il le fait dans son autre production« Apocalypse Mode », Les dessous chocs, Slow Production, 2020.

[6] Nous n’avons pas la place de développer ici le thème de la ruine du pays qui est réel et présent. Le système actuel produit 20% des eaux usées mondiales, 10% des émissions de carbone liées au transport, 22,5% des utilisations de pesticides pour la culture du coton. L’industrie de la mode est une des industries les plus polluantes au monde. Elle contribue à une intensification de l’agriculture et à une reconsidération de la Terre comme n’étant qu’une gigantesque entreprise de production.

Olivier-Barrucand

Rédacteur

Olivier Barrucand

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