Journal de bord d’un parolier en mission
Que peut-il bien se passer dans la tête d’un compositeur au moment de l’écriture ? Est-il possible de créer du beau sur commande ? Et surtout, jusqu’où s’investir pour une œuvre authentique et transparente ? L’artiste Meak nous apporte quelques éléments de réponse en nous ouvrant les pages de son journal de bord. Pénétrons dans son intimité alors qu’il se lance dans une drôle de mission. En autarcie.
JOUR 1
4 jours et 4 nuits de retraite en solitaire dans un confort minimal. La mission ? Pondre 5 chansons pour mon épisode de podcast qui s’annonce sombre et déprimant.
11h05
Ça y est ! Après une bonne heure de route, je me suis enfin posé dans cette maisonnette perdue au fin fond de l’Oise. Je n’ai pas croisé le propriétaire de cet Airbnb et c’est tant mieux. Je suis pour qu’on démocratise ce système où on récupère la clé du logement de façon autonome, sans être obligé d’user de politesse superflue avec un inconnu.
Ah tiens, justement, il m’appelle…
11h08
Bon, c’était pour me souhaiter la bienvenue mais aussi pour me préciser qu’il risquera de faire froid car « le chauffage est capricieux ». Ça commence bien…
Non, en vrai, ça me convient. J’ai même envie de dire : tant mieux (encore). Ça participe au fun de l’expérience que je recherche finalement : 4 jours et 4 nuits de retraite en solitaire dans un confort minimal. La mission ? Pondre 5 chansons pour mon épisode de podcast qui s’annonce sombre et déprimant. Du coup, toute forme d’incommodité champêtre contribuera efficacement à cet objectif puisqu’elle fera taire les distractions et elle éprouvera mes réflexions les plus profondes. Je me prends un peu pour Adrien Brody qui, dans la préparation du film “Le Pianiste”, s’était privé de tout et isolé de tous pour puiser dans des ressources qu’il n’avait jamais visitées auparavant. Cette méthode extrême lui a tout de même valu l’Oscar et le César du meilleur acteur. Bon, il est temps de s’installer.
11h18
Le synthé est branché, le micro USB aussi. Quelques câbles se croisent mais je m’y retrouve. Je me suis étalé sur le comptoir de la cuisine parce que cet habitat ne dispose bien évidemment d’aucun bureau. La maison est visiblement équipée d’une connexion wifi mais je m’en passerai cette fois. L’investissement doit être total. D’ailleurs mon portable fera comme mon cerveau et activera le mode « Ne pas déranger ». Ma femme sera la seule exception à cette règle.
13h02
C’est parti ! Me voilà prêt à travailler. Cet épisode que je prépare s’appellera Sicut deus (du latin comme Dieu). Il s’agit de la contre-histoire du premier volet, qui s’intitulait Imago dei (à l’image de Dieu). Je présente cette fois-ci l’idée que L’Homme se prend pour Dieu et veut ainsi être son égal. Je vais donc plancher sur cinq compositions sombres qui parleront de la noirceur du cœur humain et de ses conséquences sur la société. Cinq compositions autour de la rébellion qui a causé notre chute. Cinq compositions qui, écrites seul face à moi-même, mettront forcément en lumière mon propre côté obscur…
14h26
Je relis quelques passages surlignés de “Création et chute”, le livre qui inspire toute cette série de podcast. J’ai placardé (sur le frigo) les 5 grands thèmes qu’aborde Dietrich Bonhoeffer, son auteur : la rupture psychologique, la rupture sociologique, la rupture écologique, la rupture théologique et la mort. Grosse ambiance.
16h34
SMS de Raphaël : “Bon courage l’ami”. Sympa ! Par contre, comme je me suis promis de ne plus parler à qui que ce soit, je ne lui répondrai qu’une fois sorti de cette grotte.
19h42
Aucune livraison Ubereats assurée dans cette zone. Déception.
(Et non, je ne suis pas Brody. J’aime trop manger.)
23h53
Feuille blanche.
JOUR 2
C’est une longue réflexion morose qui me renvoie systématiquement à mes travers, mes dysfonctionnement et mes névroses.
8h06
Nuit difficile. Ce froid est vraiment horrible, en fait. Moi qui voulais un cadre éprouvant, je suis servi.
10h00
Je déprime un peu. Je ne trouve ni inspiration ni motivation.
10h21
Je savais que l’écriture de ce projet présenterait un défi de taille mais là… Ça coince.
Pour le premier épisode, j’avais aussi galéré mais c’était différent. À l’époque, je devais écrire 5 compositions hyper positives et baignées dans la contemplation et l’émerveillement. Croyez-le ou non, ce n’est pas si facile ! Surtout pour un parolier comme moi qui aime traiter des problèmes. Sauf que maintenant, pour ce deuxième volet, il n’y a QUE des problèmes à traiter. C’est une longue réflexion morose qui me renvoie systématiquement à mes travers, mes dysfonctionnement et mes névroses. Les sujets médités appellent des souvenirs embarrassants, remettent en question mes propres mécanismes ou font écho aux blessures causées à/par mes proches. Du coup tout est inconfortable. Et dans tous les sens du terme…
13h07
Tentative d’instru à partir du sample « I got no strings on me » de Pinocchio. Le thème de la rébellion pourrait bien coller à mon projet. Ça va peut-être me lancer.
13h27
Bof, rien de fou en fait. Clic droit, supprimer.
14h19
Ça va faire une heure que je fais les cent pas et je n’ai toujours rien. Cette drôle d’impression d’avoir zéro et mille idées à la fois.
20h38
Relecture des notes gribouillées la semaine dernière, en rentrant d’un petit théâtre parisien. Avec ma femme, on a été voir la pièce « La Chute » adaptée du célèbre ouvrage d’Albert Camus. Sa réflexion cynique pourrait être une bonne source d’inspiration, surtout pour le ton misanthropique que je souhaite faire ressortir de mon texte sur la rupture sociologique.
22h40
Le silence est assez pesant. Il n’y a ni chat ni âme dans ce bled.
En arrivant ici, j’étais convaincu qu’une fois à mi-parcours, j’aurai au moins une ou deux ébauches de refrain. À la place, j’ai une grande feuille blanche et une petite culpabilité qui s’installe.
JOUR 3
Le calme était troublant mais il m’a fait méditer sur ce mystère insaisissable qui a inspiré tant d’auteurs.
09h33
Je reviens d’une promenade aux abords d’un cimetière. J’y suis resté de longues minutes pour contempler le lourd sujet de la mort. Le calme était troublant mais il m’a fait méditer sur ce mystère insaisissable qui a inspiré tant d’auteurs. J’ai trouvé ça reposant et intimidant à la fois. Une mélodie hébraïque tournait en boucle dans ma tête. Je l’ai entendue dans “La liste de Schindler” et elle était chantée par des enfants. Ah tiens, je vais la réécouter.
10h00
Oyf’n Pripetshok. C’était ça le titre que je cherchais (et que je n’aurai jamais trouvé tout seul). Il me semble que j’avais déjà samplé cette bande originale d’ailleurs, en 2010.
11h41
Plot twist. Je reviens d’un rendez-vous chez mon psychanalyste. Oui, je sais : j’ai finalement fait une entorse à mon propre règlement sur l’ouverture au monde extérieur. Mais c’était nécessaire et fort utile. Je ressentais le besoin de mettre des mots sur quelques unes de mes pensées pour ne pas broyer du noir. Ça m’a fait du bien de creuser certains sujets délicats avec lui mais même si j’ai l’impression que ça a ajouté de nouvelles couches de brouillard dans ma tête.
12h20
Tentative d’écriture de couplet.
(Faut pas que j’oublie d’éteindre le four dans 30 min.)
13h01
Ce couplet n’a aucun flow. Boule de papier. Jump shot. Poubelle.
14h00
Deuxième tentative.
(Entre-temps j’avais oublié le four donc j’ai eu une Régina carbonisée au déjeuner.)
17h28
La feuille est toujours vide donc je me suis aéré la tête par une courte promenade. En forêt cette fois. Le cadre était idéal pour mes réflexions autour de l’impact du Sicut deus sur la nature et sur notre environnement.
JOUR 4
“Le sicut deus c’est découvrir une vie sans cadre, sans limite, sans garde-fou. Et c’est aussi découvrir la honte qui accompagne cette vie.”
02h52
Insomnie.
Une playlist de Bach tourne en boucle à la force de la 3G. Je trouve d’ailleurs que son œuvre « Come sweet death » est sacrément poignante et très à-propos pour le coup.
12h30
“Le sicut deus c’est découvrir une vie sans cadre, sans limite, sans garde-fou. Et c’est aussi découvrir la honte qui accompagne cette vie.” Quand je vois comment je mange depuis mon arrivée…
13h09
C’est marrant, je ressens comme un besoin de croiser des gens et d’interagir avec d’autres êtres humains. Intéressante, tout de même, cette dualité entre la fuite de l’Autre et la recherche de vie sociale. Allez, je vais faire un tour à la supérette du village.
15h00
J’ai passé un peu de temps à prier et à méditer. Je crois que je tiens quelque chose là du coup.
19h33
En fait non. Toujours rien.
Je tourne en rond.
Nul.
23h43
Je lâche l’affaire. Grosse saturation et mal de crâne.
Le fin mot de l’histoire.
Il y en avait des choses à dénouer. Des abysses à explorer. Des démons à déloger. Des idées à déconstruire et des souvenirs à réparer.
Le fin mot de cette histoire c’est que je n’ai finalement rien produit dans cet airbnb. Je suis retourné dans la voiture tout honteux, déçu et bien dégoûté. Cette escapade infructueuse dans le 60 me laissait un arrière-goût de fiasco et même d’échec. Je n’ai rien pondu en quatre jours. Pas une phrase. Pas un mot quoi.
Mais ce que j’ignorais, c’est que tout allait se débloquer le soir-même de mon retour à la maison. Sans prévenir, une drôle de vague d’inspiration est venue submerger mon petit crâne fatigué au milieu de la nuit. J’ai miraculeusement pondu les 5 textes et leurs instrus, en 36 heures.
Avec le recul, je réalise que ce mini séjour en isolement a en fait été la clé de mon processus de création. Assurément, cette mise au vert, plongée dans la solitude, s’est avérée cruellement efficace et même indispensable pour produire du contenu de qualité. Il y en avait des choses à dénouer. Des abysses à explorer. Des démons à déloger. Des idées à déconstruire et des souvenirs à réparer.
Aujourd’hui le projet est enregistré et il est en ligne. L’auditeur pourra désormais y entraperçevoir ce court mais laborieux travail d’introspection… Et s’il fait bien attention, il entendra même des fragments de “Oyf’n Pripetshok”, de “Come sweet Death” ou encore des références « La Chute » de Camus. Comme quoi.
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