Qu’est-ce qu’être humain : Les « gueules cassées »

« Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance. » C’est ce que l’on peut lire dans le récit biblique de la Création du monde[1].  Or, cette ressemblance n’est évidemment pas une ressemblance physique,  car on peut lire ailleurs que « Dieu est esprit »[2].  Toutefois, puisqu’image il y a, il est certain qu’en dégradant l’image physique de l’être humain, ce n’est pas simplement à l’Homme que l’on s’attaque.


Cet article s’inscrit dans la série « Qu’est-ce qu’être humain ? »


Perdre son visage

Le XXe siècle s’est ouvert par une guerre qui n’eut de « Grande » que le nom qu’on lui a donné, car la Guerre de 14-18 a uniquement fait payer un « grand » prix aux hommes de ce temps, avec pas moins de 9 millions de morts dont 1,5 millions pour la France, 600000 veuves, et un million d’orphelins.

L’expression de « gueules cassées » a été inventée par le colonel Picquot, qui fut le premier président de l’Union des blessés de la face et de la tête. Les armées de l’époque ont utilisé des armements nouveaux, mal maîtrisés, et des gaz de combat, sans compter la violence même de ces combats. Les séquelles des survivants ont été considérables, au niveau physique (défigurations ; amputations ; aveuglement ; gazage…) ainsi qu’au niveau psychologique (tremblements incessants ; crises de terreur, liées à l’évocation d’un fait, ou la vue d’un objet, rappelant le front ; hallucinations ; démence). Les martyrs de cette guerre étaient principalement des hommes âgés de 19 à 40 ans.  

Le grand écrivain Jean Giono a « fait » la guerre de 14, dont il est sorti, comme tous, marqué à vie. Il l’évoquera dans plusieurs textes, dont Refus d’obéissance, un essai inclus dans ses Écrits pacifistes, publiés en 1937, preuve que vingt ans après le souvenir est toujours vivace. Je cède la parole à ce témoin direct des combats, à Verdun :

« Je te reconnais, Deveudeux, qui a été tué à côté de moi devant la batterie de l’hôpital en attaquant le fort de Vaux. Ne t’inquiète pas, je te vois. Ton front est là-bas sur cette colline posé sur le feuillage des yeuses, ta bouche est dans ce vallon. Ton œil qui ne bouge plus se remplit de poussière dans les sables du torrent. Ton corps crevé, tes mains entortillées dans tes entrailles, est quelque part là-bas sous l’ombre, comme sous la capote que nous avons jetée sur toi parce que tu étais trop terrible à voir… »

Je crois que nous ne pouvons pas même imaginer ce qu’a dû représenter le fait de perdre son visage. Ne plus pouvoir se regarder soi-même dans un miroir, mais, pire encore, avoir peur du regard des autres sur soi, parce que l’on est devenu « terrible à voir… ». Les historiens Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, affirment :

« Dans le cas de ces victimes qui avaient perdu, avec leur visage, quelque chose et peut-être l’essentiel de leur identité personnelle, il n’y a jamais eu de démobilisation complète après 1918[3]. »

Ils ont été meurtris dans la chair et dans l’âme, pour la vie.  


De l’Histoire à la culture

Mais ce que l’homme a fait au visage de l’homme s’est aussi reporté sur la culture.  Regardons seulement nos œuvres d’art !

Marcel Duchamp, souvent moins connu que Picasso, n’en est pas moins un de ceux qui ont joué un rôle majeur dans l’avènement de l’art « moderne ». Dès 1919, il accomplit un geste artistique, qui pourrait sembler n’être qu’un canular, mais que je charge de signification. Il ajoute à la Joconde des moustaches, et un petit bouc. Ce faisant, il opère une transgression. De quoi ?

Les geules cassées

On peut considérer la Joconde comme un symbole de la culture classique, et, en intervenant sur son image, sur son visage, c’est bien à la culture classique que Duchamp s’attaque.

En cela, il rejoint le poète et essayiste Paul Valéry, écrivant, en 1919 également, dans La crise de l’esprit : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »


Visage défait : culture défaite.

Les geules cassées

1919 encore : le peintre allemand Georg Grosz réalise un portrait qui n’a plus rien à voir avec ceux par lesquels, durant des siècles, les peintres classiques ont célébré la figure humaine.  Là, sur un fond brun, uniforme, apparaît l’image d’un homme fragmenté : le visage, où sont bien en place les yeux, la bouche, n’est plus qu’un assemblage de morceaux disparates. Les yeux sont dissemblables. En guise de nez : un siphon métallique. Le haut de la tête, du front au crâne, semble être le haut d’une amphore, soit : un pot de terre vide, comme pour dire que l’homme est creux… De plus, un point d’interrogation est renversé, à l’horizontale, sur son front : dénigrement de la raison, qui n’a mené les hommes à rien d’autre que… cette guerre, abominable. Au cou : un couteau ouvert… Je m’arrête là, mais ces éléments suffisent pour que l’on perçoive, d’une part, le lien avec les « gueules cassées », et d’autre part, une fois encore, toute la désillusion sur la possibilité même de l’Homme. Ce n’est plus sa grandeur mais bien sa misère, que l’on voit.

Visage déstructuré : humanisme en perdition.

Quant à Picasso, après avoir encore représenté l’homme de manière classique, dans ses périodes bleue, et rose, il est entré, dès 1907, dans la période dite du « cubisme analytique »  : par anticipation, il y fractionne déjà la représentation du visage humain, comme dans le fameux portrait d’Ambroise Vollard, qui date de 1910.

Les geules cassées

S’il lui arrive encore, par la suite, de peindre le visage humain tel qu’en lui-même, combien de fois, cependant, la figure, féminine en particulier, sera déstructurée par lui. Je pense, par exemple, à La femme qui pleure, de 1938.

Les geules cassées

On perçoit donc bien que, dans la culture européenne, un trouble s’est infiltré, généré notamment par la Guerre de 14. Mise en cause de la culture classique, humaniste. La face de l’Homme est devenue douloureuse…


De la culture à la spiritualité

Freud écrivait, en 1948, dans son essai « Malaise dans la culture » :

« À ce programme de la culture s’oppose la pulsion d’agression naturelle des hommes, l’hostilité d’un seul contre tous et de tous contre un seul. Cette pulsion est le rejeton de la pulsion de mort que nous avons trouvée à côté de l’Eros, se partageant avec lui la domination du monde. »

De manière lucide, Freud a discerné deux pulsions à l’œuvre dans le monde, s’opposant à la culture, et qu’il nomme : Eros, puissance de vie, et Thanatos, puissance de mort. Les deux se conjuguent dans la volonté de puissance, à l’œuvre, par exemple, dans la « Grande Guerre ». Nous en avons perçu les répercussions, au niveau physique de l’homme, avec les « gueules cassées », mais aussi, avec son affaiblissement psychologique, et celui de l’ensemble de la culture, déstabilisée, par une perte de confiance en l’Homme, en l’esprit humain.  Mais y aurait-il, derrière ces faces cassées, la face cachée d’une certaine spiritualité ?

Le philosophe Emmanuel Lévinas (1906-1995), en tant que juif, pense à partir de la Bible. Sa philosophie peut être qualifiée d’éthique, car sa pensée s’est concentrée sur les rapports humains. C’est même dans cette expérience-là du un-à-un que, pour reprendre titre de l’un de ses ouvrages, Dieu vient à l’idée. Pourquoi cela ? Son concept-clef est celui de « visage ». Mais il n’entend pas, par « visage », les traits singuliers du visage d’une personne. Chez lui, le « visage » est au-delà du visage. C’est pourquoi, même défiguré, il continue à dire le « visage ». Et que dit-il ? C’est là que se rejoignent les message philosophique et biblique, puisque le visage dit : « Ne me tue pas ! », en écho au « Tu ne tueras point. » Pour Lévinas, chaque homme doit « devenir messie », sauveur, pour autrui. C’est une question de responsabilité éthique.


De l’homme à Dieu…

La voie chrétienne diffère. Dans le livre d’Esaïe, dans l’Ancien Testament, il est question du « serviteur de l’Eternel » et, de manière prophétique, du Christ. En écho à ma réflexion, on lit : « Beaucoup ont été stupéfaits en te voyant – tellement son visage était défait (ou défiguré), plus que celui d’aucun homme, et sa forme, plus que celle d’aucun fils d’homme. ». Oui : « Ce sont nos souffrances qu’il a portées. C’est de nos douleurs qu’il s’est chargé. ».

Donc, pour Lévinas, il incombe à l’homme de répondre au visage d’autrui. Ce faisant, Dieu lui vient à l’idée. Dans le christianisme, le Messie est venu, en Christ, et parce que, lui, a porté mes souffrances, il me donne la capacité, en retour, et en-Lui, de répondre à cet appel d’amour que l’autre m’adresse, en son visage, fût-il une « gueule cassée » !

C’est une question de responsabilité spirituelle.                                                                                                    


[1] Genèse 1 : 26
[2] Jean 4 : 24
[3] Dans l’essai « 14-18, retrouver la Guerre » (Folio Histoire, 2000) 

Rédacteur

Jean-Michel Bloch

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