Miroir, mon beau miroir, dis-moi : le narcisse poussera-t-il ?

Le réveil sonne et elle se réveille. Commencent alors deux longues heures de travail acharné pour s’habiller, se maquiller et se coiffer. Une photo et un post. Le verdict ? Un coup d’œil en fin de journée sur l’écran : 200 « likes » et une fille qui sanglote dans son lit la nuit. Le narcisse ne poussera pas ce soir. Peut-être demain ?

Une analyse de ce petit texte servira une analyse de notre société et son approche de la thématique de l’identité. 

Une série proposée par Noela Ezoua.


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En rangeant dernièrement mes documents de l’université, je suis tombée sur le texte ci-dessus. C’est un microrrelato que j’avais écrit initialement en espagnol en 2019, dans le cadre d’un cours sur ce genre littéraire. En réfléchissant, je me suis rendu compte que la véracité du phénomène que je cherchais à dénoncer dans ce microrrelato n’a fait que se confirmer au cours de ces dernières années.

De quel phénomène je parle ? Ah, vous me tendez la perche ! Au lycée, j’étais fascinée par l’art qu’avaient les professeurs de littérature de décortiquer les textes pour faire ressortir leur signification, l’effet recherché sur le lecteur et le but de l’auteur. L’occasion pour moi de me jouer aux professeurs de littérature quelques instants.

Allez, je vous invite à un mini commentaire de texte qui vous permettra de mieux saisir mon propos contenu dans ces quelques lignes. (Pour ceux·celles que cela ennuierait d’avoir l’impression de lire un commentaire composé, ne vous inquiétez pas ! Je prendrai soin d’éluder au maximum les figures de styles pour aller droit au but.)


Regarde-(moi ?), je t’en prie !

Le texte commence par un contraste syntaxique fort. Une longue phrase prise en sandwich entre deux phrases très brèves. Procédé servant à insister sur l’aspect extrêmement long que prend la jeune fille du texte pour se préparer le matin. Temps si long que l’on a l’impression que toute sa journée tourne autour de ladite préparation. D’où le passage rapide dans l’histoire après la préparation, à la « fin de la journée », puis à « la nuit ». Pour finir, l’énumération des actes qu’elle pose sert d’illustration à tout le mal qu’elle se donne. Et tout cela pour quoi ? Pour « une photo et un post », pour pouvoir se présenter aux autres sous son meilleur jour sur les réseaux sociaux : voilà toute sa préoccupation.

Vous devez certainement être en train de vous demander pourquoi je parle de cela dans cette série d’articles sur l’identité. La raison est simple :

Une des dimensions souvent occultées de l’identité est qu’elle est destinée à l’autre. La définition de ce que l’on est sert surtout à ce que l’autre puisse nous connaître, et se faire une image de nous qui corresponde au maximum à qui on est.

Humm…à qui on est, vraiment ? Je crois qu’à plusieurs égards, il serait plus correct de dire que :

L’identité sert plutôt à ce que l’autre ait l’image que nous voulons qu’il·elle ait de nous. Bien souvent l’image de ce que nous rêvons d’être.

Admettons-le, dans le contexte sociétal actuel, l’identité affichée est de plus en plus l’image que nous désirons renvoyer aux autres, plus qu’elle n’est finalement le reflet de ce que nous sommes réellement. Si l’entrée que je propose dans mon texte est celle de l’apparence physique, nul doute que cette présentation de soi ne se limite pas là, mais s’étend à tout ce qui compose notre identité. Pas besoin de chercher très loin, il n’y a qu’à prendre à témoin par exemple les posts qui circulent sur le réseau professionnel Linkedin, « réalité VS LinkedIn » ; où le but est de mettre d’un côté notre identité professionnelle telle qu’elle est en réalité, et de l’autre côté la version enjolivée que l’on présente aux autres sur ce réseau social. Cela ressemble fort à une version « professionnelle » des photos avant/après (maquillage, Photoshop…) qui circulent sur internet, vous ne trouvez pas ? Et que de stratagèmes utilisés, combien d’efforts fournis !

Mais dans quel but ?


Aime-moi, je te prie !

« Un coup d’œil en fin de journée sur l’écran : 200 « likes » »

Le microrrelato est un genre littéraire faisant appel à l’intertextualité pour sa compréhension. Une des références convoquées dans notre texte est le conte de Blanche neige et les sept nains. Comme la marâtre de Blanche-Neige, « elle », le personnage principal de l’histoire désire savoir si elle est belle. Et pour cela, elle utilise son miroir magique pour obtenir une réaction, une validation de sa beauté.

En relisant l’épisode du miroir de Blanche-Neige, je ne peux m’empêcher d’y voir une illustration de notre réalité contemporaine. « L’écran » de l’ordinateur, et plus précisément la plateforme des réseaux sociaux, constitue pour moi quelque part la version moderne du miroir magique du conte. Soit, une interface où l’on expose qui l’on est pour en obtenir un avis, une approbation. Dans le même ordre d’idée, je trouve que « le verdict » donné par la voix du miroir magique s’incarne modernement sur les réseaux sociaux dans les likes, les dislikes… la panoplie d’émoticônes servant à exprimer un avis et les commentaires écrits qui les accompagnent.

Si du conte à la réalité l’outil de médiation est différent, au fond il occupe exactement la même fonction. Bien plus, la quête qui se cache derrière ce rituel devant l’écran-miroir magique est, in fine, la même : plaire, être approuvé·e, aimé·e.

« Miroir, mon beau miroir, dis-moi »

Ne trouvez-vous pas que nous avons de plus en plus tendance aujourd’hui à nous comporter comme la femme du texte ? Tout comme la marâtre de Blanche-Neige, ne scrutons-nous pas parfois (et de plus en plus) l’écran, afin qu’il nous révèle l’avis que les autres ont de notre personne ?

Je me suis souvent demandé si cette tendance à afficher ce que l’on est sur les réseaux sociaux, pour ensuite chercher à savoir l’avis des autres, ne cache pas en réalité une quête plus profonde. Pour ma part, comme je le suggère dans mon microrrelato, je crois que cette tendance peut cacher au moins en partie une quête de l’approbation et de l’amour des autres.


Si tu ne m’aimes pas, j’en souffrirai…

Revenons-en au « verdict » de mon histoire. Au-delà des 200 likes, le texte présente aussi une fille qui sanglote à cause de ces 200 likes. A ce moment du texte, j’ai laissé cours volontairement à une ambiguïté pronominale qui donne lieu à deux interprétations possibles.

La première possibilité est que la fille qui pleure soit la même que celle qui se préparait au début du texte et qui a posté la photo. Dans ce cas de figure, tout porte à croire qu’elle pleure parce qu’elle estime que les 200 likes obtenus sont insuffisants. Mon intention ici était d’ouvrir le débat sur la jauge d’approbation sur les réseaux sociaux. Toute la question étant de savoir : à partir de quand peut-on juger raisonnablement que l’on est aimé·e sur ces réseaux ? Combien d’émoticônes favorables, de commentaires positifs faut-il aux un·e·s et aux autres pour s’estimer apprécié·e et ne pas sombrer dans la tristesse ?

La deuxième possibilité est qu’il ne s’agisse pas de la même fille. Dans ce cas, la « fille qui sanglote » serait vraisemblablement triste à cause des 200 likes obtenus par la fille ayant posté la photo. Triste, parce que ces likes, en attestant de la beauté et la réussite de l’autre, symbolisent par là-même son infériorité et son échec à elle. Mon intention ici était d’ouvrir le débat sur l’impact de la comparaison induite par les réseaux sociaux. L’exposition de soi sur le web et le succès que l’on peut y avoir n’ont-ils pas parfois un impact négatif sur les autres ? Ces dernier·e·s ne sont-ils·elles pas parfois tristes parce qu’en se comparant, ils·elles se sentent inférieur e·s, moins aimé·e·s ou aimables ?

Quelle que soit l’interprétation choisie dans mon texte (comme dans la vie réelle d’ailleurs),

Échec il y a, pleurs il y a, parce que l’amour et l’approbation des autres semblent ne pas être au rendez-vous. L’opinion des autres n’est pas sans impact sur l’individu jugé tout comme sur le simple spectateur. Plus que la douleur de ne pas se sentir appréciés, les individus peuvent être marqués beaucoup plus profondément par l’opinion « négative » que les autres ont de leur personne.


Si tu ne m’aimes pas, je ne le pourrai pas non plus…

« 200 « likes » et une fille qui sanglote dans son lit la nuit. Le narcisse ne poussera pas ce soir. »

La deuxièmeréférence convoquée dans mon texte est le mythe de Narcisse. La femme du texte incarne également le personnage de Narcisse. Dans le mythe, ce dernier, étant tombé amoureux de son propre reflet et ne pouvant assouvir l’objet de son désir, a fini par en mourir, en se suicidant. À l’endroit précis où coula son sang poussa des fleurs blanches que l’on appela narcisse. Les narcisses du mythe incarnent de ce fait l’amour de soi (quoi que démesuré).

Dans notre texte, le fait que le narcisse n’ait pas germé est synonyme d’absence d’amour de soi. Parce que l’écran ne lui a pas révélé l’amour des autres à son égard, la protagoniste (ou l’autre fille) n’est pas parvenue à s’aimer elle-même. Ou alors, elle en est venue à ne plus s’aimer elle-même. Il semblerait donc que l’amour qu’elle se porte soit intimement lié à l’amour que les autres peuvent lui manifester. Pour parvenir à s’accepter et à s’aimer pleinement, il lui est nécessaire que les autres l’approuvent et l’aiment.

Ce que je suggère dans mon texte, c’est que :

La quête de l’approbation et de l’amour des autres peut représenter un danger pour l’acceptation de la personne que l’on est.

Force est de constater que de plus en plus, le jugement des autres via les réseaux sociaux est en fait la mesure avec laquelle les individus ont tendance à se juger eux-mêmes. Se faisant, tout se passe comme si l’on dépendait de plus en plus de l’avis des autres sur ce que nous sommes, pour parvenir à nous accepter réellement. Pour parvenir à aimer ce que nous sommes.

Dans mon microrrelato, j’aborde la question des identités affichées et de l’instrumentalisation que nous pouvons faire de notre identité pour véhiculer aux autres une image de nous qui n’est pas tout à fait fidèle à qui nous sommes. Une instrumentalisation et une distorsion souvent inconsciente qui cachent parfois le désir de plaire et le besoin d’être approuvé·e et aimé·e. Dans cette quête d’approbation, l’exposition de soi peut être source de bien des souffrances chez soi-même, et chez ceux·celles qui se comparent à nous. Si le besoin d’être apprécié·e est somme toute naturel, l’essor des réseaux sociaux pousse de plus en plus les individus à dépendre de l’opinion, de l’approbation et de l’amour des autres pour pouvoir s’aimer. Comme le dénoncent plusieurs psychologues, aujourd’hui plus que jamais, les réseaux sociaux ont la fâcheuse tendance à influencer négativement la dimension la plus importante de l’estime de soi qui est l’amour de soi1.


Point de réflexion

Quête d’amour

Être aimé·e, s’aimer… L’être humain a intrinsèquement besoin d’être aimé. Le sentiment de ne pas être aimé·e par les autres suffit-il à estimer que nous ne sommes pas aimables ? À l’heure où nous nous exposons ou sommes de plus en plus exposé·e·s sur les réseaux sociaux, à l’heure où la norme est à l’émission de toute sorte d’opinion sur les réseaux sociaux : quelle est l’influence de ces avis sur l’amour que nous nous portons à nous-même ?

Cette quête d’amour et le mythe de Narcisse en particulier me rappellent bizarrement l’histoire d’un autre homme qui, lui aussi, a versé son sang comme Narcisse et dont le geste a fait paraître plus qu’une belle fleur. Il en est ressorti un merveilleux cadeau pour l’humanité : la réconciliation avec Dieu et l’acquisition de la vie éternelle. Il s’agit de Jésus-Christ. Contrairement à Narcisse, Il ne s’est pas donné la mort parce qu’il s’aimait trop lui-même : Jésus-Christ a accepté de donner sa vie parce qu’il aimait énormément chacun·e d’entre nous. Il connaissait pourtant bien nos imperfections ! En fait, la Bible explique qu’Il nous aimait tant qu’Il a accepté de mourir à notre place, Il a accepté de prendre sur Lui le châtiment que méritait le produit de ce que nous sommes de plus répréhensible et détestable, c’est-à-dire le péché. Tout cela par amour pour nous.

Nous ne sommes peut-être pas parfaits, mais nous sommes aimés. Aimés déjà de Dieu qui nous dit « Je t’aime d’un amour éternel2 », oui nous sommes aimables. Alors, ne devrions-nous pas nous-même commencer par apprécier et aimer la personne que nous sommes ?

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1Les trois composantes de l’estime de soi selon le psychiatre et psychothérapeute Christophe André sont : la confiance en soi, la vision de soi et l’amour de soi.

2 Dans le livre de Jérémie au chapitre 31 verset 3 de la Bible

Noela Ezoua

Rédacteur

Noela Ezoua

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Contributeur

Estienne Rylle

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