Pierre Soulages et la maison d’artiste

Quelle place accordez-vous à votre intériorité ? Vos choix de vie vont-ils dans le sens de l’épure ou, inversement, de la surcharge ? Êtes-vous prêts à des restrictions afin d’aller à l’essentiel ? La voie peut sembler étroite, mais elle est un bon chemin de vie, authentique.

Il m’a toujours paru évident qu’il faut opérer une distinction entre « maison extérieure » et « maison intérieure ». Toutes les maisons ne sont pas, aussi, des « maisons intérieures ». Qu’en est-il de la vôtre ?


La maison de Pierre Soulages

Pierre Soulages (né en 1919) est, sans conteste, un des artistes majeurs de ce temps. Il est normal de l’associer à une couleur : le noir, même si son travail a plus consisté à révéler la venue de la lumière, sur une surface noire. Pourquoi porter un intérêt à ce peintre, dans une réflexion sur la question de l’habiter ? Parce qu’il a fait construire une maison, « sa » maison, qui est aussi l’expression d’un certain art d’être au monde.

Où se trouve-t-elle ? Dans le département de l’Hérault, à Sète, sur la colline du Mont Saint-Clair, au-dessus de la mer. Elle a été construite en 1960, en collaboration avec l’architecte Jean Rouzaud, avec une inspiration puisée aux Etats-Unis, dans certaines grandes villas des années 50. C’est une vaste construction, moderne d’aspect. Elle a été conçue en deux parties, reliées par un passage couvert. D’une part, le logement proprement dit (133m²). D’autre part, l’atelier du peintre (65m²). Dans Pierre Soulages, trois lumières, l’écrivain Jacques Laurens raconte sa visite au peintre :

« La distribution des pièces (est) exactement conçue afin de séparer le moins possible, faisant alterner en permanence, selon la fonction de chaque espace, le dehors et le dedans, la préservation de l’intime et la fluidité des relations. Tout un jeu de passages et de circulation qui évitent la rupture et l’isolement. »

Discrète, la villa se fond dans le paysage, naturel. Elle est protégée par un toit terrasse en béton armé, recouvert de galets, et qui s’avance pour servir de pare-soleil. La vue sur la mer est extraordinaire. De très grandes baies vitrées accentuent l’ouverture sur l’extérieur, la mer, et la lumière. Des escaliers donnent accès à des jardins. Tout est recherche de clarté, de sobriété. L’ameublement est essentiellement dû au designer américain d’origine finlandise Eero Saarinen.


Le rêve et la fonctionnalité

Dans un entretien entre Claude Dupont et le peintre (disponible sur le site de l’Ina), Soulages parle, de manière fort intéressante, de sa maison. J’ai retenu un certain nombre de ses propos.

Il arrive que l’on bâtisse ; et cela quelle que soit la nature du bâtiment ; sans tenir compte du contexte. Ce ne fut pas le cas ici. Claude Dupont dit : « On sent que la maison a été dessinée, pensée, j’allais presque dire rêvée amoureusement… » Soulages répond :

« Oui rêvée… C’est un mot que j’aime bien. (…) C’est en effet une chose que nous avons construite en fonction du paysage, (…) de ce terrain, (…) de cet horizon, et (…) aussi de la végétation méditerranéenne qui est propre à Sète. Parce que vous parlez de maison, mais c’est aussi un jardin. (…) Nous l’avons même voulue comme une sorte de mélange entre la construction et le paysage. »

« Chaque chose conjugue et répond à une fonction. Par exemple, le mur-écran que vous voyez à l’Est est là pour éviter le vent d’Est, mais il (…) est là aussi parce qu’il fait un beau rectangle, qui cache une partie du paysage que je n’aime pas. (…) C’est un rectangle dont les proportions me paraissent convenir avec l’entourage naturel de l’endroit. (…) Il y a trois raisons qui nous ont conduit à le construire : une raison fonctionnelle – le vent -, une raison, disons esthétique, (…), dans le paysage, et sa forme elle-même est aussi un rapport qui me paraissait convenir avec le paysage. » On constate donc que fonctionnalité se conjugue avec esthétique.

Est-ce une maison « moderne » ? C’est ainsi qu’elle est appréhendée par l’interviewer : « Cette maison sétoise est aussi une maison merveilleusement moderne. » A quoi Soulages répond : « Nous n’avons pas essayé de faire une maison moderne. (…) peut-être vous trouvez qu’elle l’est, mais en réalité, si elle l’est, c’est parce qu’elle nous correspond et que nous sommes des gens qui vivons au XXème siècle. » (Je n’ai pas encore précisé que l’emploi du « nous » renvoie au couple de Pierre et Colette Soulages.)

A quoi cette maison a-t-elle été destinée ? « Les lieux, comme les maisons, comme les peintures, ne m’intéressent que s’ils ouvrent à l’imagination. Construire une maison est une aventure. C’est imaginer une manière de vivre. (…) Cette maison a été voulue comme un ensemble de circulations, un ensemble de possibilités à vivre. »Et vivre, pour Soulages, c’est d’abord : créer. Cette maison, entre autres possibilités, est donc vouée au travail ! « C’est un lieu pour vivre comme j’aime vivre, c’est-à-dire en peignant ». Soulages est habité par une véritable éthique du travail : « La vraie raison de cet endroit, (…) c’est un lieu de travail. Les gens qui bâtissent des maisons au bord de la mer bâtissent des maisons de vacances. Moi, ce n’est pas une maison de vacances. (…) Parce que je ne comprends pas ce que c’est que les vacances. » La vie est passage d’une activité à l’autre : « A certains moments, je me trouve en train de me baigner, je n’ai pas pris la décision de me baigner. A certains autres moments, je me trouve en train de peindre, je n’ai pas pris la décision de peindre. Tout ça coule et s’enchaîne naturellement. »

Pour terminer, j’ai été frappé par une image utilisée par Soulages. L’atelier a été agrandi vers le nord, par un bâtiment qui délimite « une sorte de cloître ».


La philosophie de cette maison

Si la maison de Soulages est l’expression d’un rêve, elle est également porteuse d’une pensée, que je voudrais dégager à présent. Auparavant, j’écarte une objection : il n’est pas donné à tous de pouvoir bâtir la maison de ses rêves, on est bien d’accord. Mais je prends cette maison, avant tout, comme un objet de réflexion sur la question de l’habiter.

Deux priorités m’apparaissent.

La première est celle donnée au dépouillement. Cette maison n’est, en rien, une maison « baroque ». Je veux dire par là : caractérisée par la surcharge. Au contraire, elle « va à l’essentiel », tout comme la peinture de Soulages. Ce qui signifie : ouvrir le Dedans au Dehors, et en particulier à la lumière. Soulages a choisi la clarté, la simplicité, voire l’austérité. Il s’agit de dépouiller, mais pourquoi ? Il avait conscience, en construisant cette maison, de ne pas bâtir un lieu de vacances, mais une maison de travail. L’épuré évite la dispersion. Cela favorise la concentration.

Or le travail d’un artiste nécessite toujours le silence, pour mieux voir, et entendre, ce qui relie à l’essentiel, et pour le traduire ensuite en des formes, celles de l’œuvre, à partager. Tout le monde, certes, n’est pas un artiste, mais chacun a besoin de se relier à l’essentiel.

La deuxième est la suivante. J’ai relevé une coïncidence entre les propos de Soulages, parlant de la maison comme « un ensemble de circulation » et ceux de son visiteur, Jacques Laurens, qui décrit l’agencement intérieur du lieu comme « tout un jeu de passages et de circulation qui évitent la rupture ». Qu’est-ce qui se dit là ? Que deux possibilités s’offrent à nous, dans la gestion de nos vies : soit entraver la circulation, le passage et, par conséquent, générer la rupture ; soit au contraire, favoriser la circulation, le passage.

La maison de Soulages exprime donc des priorités, allant toutes dans le sens de l’ascèse. Ce mot n’est plus trop dans l’air du temps ! Dans sa racine, grecque, il contient la notion d’exercices, consistant à s’imposer une discipline pour parvenir à plus de perfection spirituelle. Je vois en cette maison de Soulages une « maison de l’ascèse ». Si elle nous dit quelque chose, ce pourrait-être :

Quelle place accordez-vous à votre intériorité ? Vos choix de vie vont-ils dans le sens de l’épure ou, inversement, de la surcharge ? Êtes-vous prêts à des restrictions afin d’aller à l’essentiel ? La voie peut sembler étroite, mais elle est un bon chemin de vie, authentique.

Il m’a toujours paru évident qu’il faut opérer une distinction entre « maison extérieure » et « maison intérieure ». Toutes les maisons ne sont pas, aussi, des « maisons intérieures ». Qu’en est-il de la vôtre ?

Rédacteur

Jean-Michel Bloch

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Yoan Michel

Contributeur

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