Qu’est-ce qu’être humain : Regarder l’effroyable

« Considérez si c’est un homme. Considérez si c’est une femme. »


Cet article s’inscrit dans la série « Qu’est-ce qu’être humain ? »


La Gorgone, vous connaissez ?      

La Grèce antique a fourni à l’Europe bon nombre de mythes, exprimant des réalités humaines, de manière symbolique. Il en est ainsi de celui de la Gorgone, encore appelée Méduse. On la représentait sous la forme d’un monstre ailé, avec un corps de femme, et une chevelure de serpents. Mais sa principale caractéristique, ce sont ses yeux, ayant le pouvoir de pétrifier quiconque croise leur regard.

On a recours à ce mythe pour évoquer un point limite à notre regard : ce que l’on ne peut, ou bien ne veut pas regarder. L’Histoire du XXe siècle nous confronte-elle, aujourd’hui encore, à un « irregardable », un impensable ? Oui. C’est l’opinion exprimée par le grand philosophe contemporain Giorgio Agamben, dans l’ouvrage Ce qui reste d’Auschwitz, publié en Italie en 1998, et en français l’année suivante.

La lecture de cet ouvrage a représenté, pour moi, un choc, et cette réflexion y est directement reliée. Comme l’affirme son titre, pour Agamben, il reste quelque chose d’Auschwitz, et ce « quelque chose » nous confronte à la Gorgone, dans la mesure où « cela » est insupportable.

Mais de quoi s’agit-il ?


   Le point limite

Auschwitz, de par son nom même, est devenu emblématique de tous les « camps de la mort ». L’existence, en soi, de ces camps d’extermination d’une partie de l’humanité, nous confronte à l’Horreur, au Mal absolu. Mais, selon Agamben, le point limite des camps est plus précis. La « tête de Gorgone », ce sont les Juifs, et plus précisément ceux que l’on a appelés les « musulmans ». Mais attention ! Ce terme doit être bien entendu, car il a été utilisé dans ce contexte de manière très particulière.

Agamben tire sa définition du « musulman » de l’ouvrage d’Eugen Kogon L’Etat SS:

« Certaines couches de détenus avaient perdu depuis longtemps toute volonté de vivre. On appelait ces derniers, dans les camps, les « musulmans », c’est-à-dire des gens d’un fatalisme absolu. Leur soumission n’était pas un acte de volonté, mais au contraire une preuve que leur volonté était brisée. Ils acceptaient leur sort parce que toutes leurs forces intérieures étaient paralysées ou déjà détruites. »

Agamben commente ainsi : « Chose curieuse, bien que tous les témoins en parlent comme d’une expérience centrale, le musulman est à peine mentionné dans les études historiques sur la destruction des juifs d’Europe. » Un irregardable, donc ? Un impensable ? Le philosophe poursuit : « Il y a quelques années seulement furent rendues publiques les bobines que les anglais tournèrent en 1945 dans le camp de Bergen-Belsen tout juste libéré. A un moment donné, la caméra s’arrête presque par hasard sur ceux qui semblent encore des vivants, un groupe de déportés dont certains sont blottis par terre et d’autres errent debout comme des fantômes. Ce ne sont que quelques secondes, mais qui suffisent pour rendre compte qu’il s’agit des musulmans rescapés par miracle – ou en tout cas de détenus très proches du stade de musulman. (…) C’est là peut-être la seule image qui ait été gardée d’eux. Eh bien, le même opérateur qui s’était jusque-là longuement appesanti sur les corps empilés (…) se détourne immédiatement pour cadrer les cadavres. Comme l’a noté Canetti, l’amoncellement des morts est un spectacle immémorial, dont les puissants se sont bien souvent délectés ; mais la vue des musulmans répond à un scénario inédit, et le regard humain ne peut le soutenir. »

La Gorgone, celui que l’on ne peut regarder, c’est donc dans ce contexte de génocide juif celui à qui on a ôté toute volonté. C’est l’homme devenu non-homme, l’humain déshumanisé, car considéré comme une simple « poupée » ou « marionnette ». Mais il nous reste à comprendre pourquoi nous ne voulons, ou ne pouvons pas faire face à cette réalité. Que cache-t-elle ?


Pourquoi cette incapacité à regarder ?

« Regarder la Gorgone » signifie, pour Agamben, être capable de considérer qu’il existe un point limite à partir duquel l’être humain bascule dans la non-humanité.

Développons … D’une part, pour que l’on prenne conscience de cette réalité, atroce, il fallait que certaines conditions, d’ordre historique, soient réalisées. Je fais référence, bien sûr, à l’instauration du régime nazi, avec ce qu’il implique d’adhésion à une idéologie, autorisant l’extermination de certaines catégories de population. La conjonction de la politique, de la bureaucratie, et de la technique, a créé les conditions de possibilité des camps. De plus, l’obéissance aux ordres a dédouané les individus, devenus des rouages du régime nazi, de leur responsabilité – ce qui apparaît bien dans le procès de Eichmann.

D’autre part, il a fallu que des êtres humains soient placées dans des conditions de vie telles qu’elles en viennent à perdre leur humanité. Ces conditions de « vie » n’étaient d’ailleurs plus des conditions de « vie », mais, à la limite, de « survie », et encore … Ils n’avaient comme seul horizon que : la mort, d’où le fait de sombrer dans la désespérance.

Mais un grave problème se pose à nous. « Le » problème qu’il s’agit, pour Agamben, de soulever : « Que veut dire, pour un homme, devenir un non-homme ? Existe-t-il une humanité de l’homme que l’on puisse distinguer et séparer de son humanité biologique ? »  À la lumière de cette question, terrible, on perçoit la pertinence du titre du récit de son expérience des camps de la mort, rédigé par Primo Levi : Si c’est un homme (1947). Un poème précède le récit, dont voici le début :

« Vous qui vivez en toute quiétude / Bien au chaud dans vos maisons, / Vous qui trouvez le soir en rentrant / La table mise et des visages amis, / Considérez si c’est un homme / Que celui qui peine dans la boue, / Qui ne connaît pas de repos, / Qui se bat pour un quignon de pain, / Qui meurt pour un oui pour un non. / Considérez si c’est une femme / Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux / Et jusqu’à la force de se souvenir, / Les yeux vides et le sein froid / Comme une grenouille en hiver. / N’oubliez pas que cela fut, / Non, ne l’oubliez pas : / Gravez ces mots dans votre cœur. »

Agamben veut réveiller l’« injonction » de Levi. Considérez si c’est encore un être humain.


La limite indépassable

Reprenons une dernière fois la question d’Agamben : « Que veut dire, pour un homme, devenir un non-homme ? » Est-ce même possible ? La réponse du philosophe est claire :

« Aucune éthique ne peut se permettre de laisser hors de soi une part de l’humain, si ingrate soit-elle, si pénible à regarder. »

Tout homme est authentiquement humain. Il n’y a pas de gradation dans l’humain, quels que soient son origine géographique, sa culture, sa religion, son sexe, ses particularités physiques … Rien ne saurait porter atteinte à l’humanité de l’homme. C’est là la base même de l’éthique. C’est un impératif catégorique. Vaciller à ce niveau-là revient à mettre en péril l’existence de la possibilité de la vie, pour chaque être humain.

Je terminerai en revenant sur le cas de ces « musulmans », ces détenus juifs à qu’il ne restait plus aucune force de vie. Ils nous confrontent à la Gorgone dans la mesure où ils nous offrent l’image extrême de la déréliction, celle d’hommes, de femmes, d’enfants peut-être, qui n’ont plus eu la force morale, le ressort spirituel, pour dire « oui » à la vie. Des individus dont on a tué l’âme, avant même d’exterminer les corps. Mais, jusqu’au bout, ils auront été des êtres humains, à part entière.

« Considérez si c’est un homme. Considérez si c’est une femme. » La réponse est oui.

Précision ultime : Ce qui reste d’Auschwitz est le troisième volume d’une série d’ouvrages d’Agamben, intitulée : Homo sacer. L’expression latine signifie : « homme sacré ». Agamben n’est pas un penseur chrétien, et il entend, lui, cette expression, issue du droit romain, dans un sens juridique. Elle évoque le caractère sacré de l’existence humaine, même quand aucun droit civique ne la lui garantit. Toutefois, je rappellerai, pour ma part, que le caractère « sacré » de l’être humain lui est d’abord assuré, non sur le plan juridique, mais sur le plan spirituel, par le fait que, selon la Bible, il ait été créé « à l’image de Dieu ». Et si c’était justement pour cela qu’Auschwitz est irregardable, impensable, ignoble ?

Rédacteur

Jean-Michel Bloch

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