Relations amoureuses : Tinder, surprise
Dans notre précédent article sur les relations amoureuses, on s’est demandé si le couple n’était pas, en fait, un outil de développement personnel et s’il se pourrait que notre meilleur modèle soit… un célibataire.
Pour continuer la réflexion, on s’intéresse aujourd’hui au phénomène des applis de rencontre, et comment cela vient changer notre rapport au couple. Peut-on rechercher le partenaire idéal, la personne qui correspond à tous les critères, et vivre une relation épanouissante ? La quête de la compatibilité à tout prix (relationnelle, sexuelle, etc.) ferait-elle de l’ombre à la notion d’engagement ?
Quatrième application en termes de téléchargements et la plus rentable en termes de revenus, Tinder s’impose sur le marché avec des millions d’abonnés de par le monde. Face à ce succès fulgurant (et qui ne fait qu’augmenter en temps de confinements et couvre-feu), leur fonctionnement pose question. Voire pose problème.
« Tinder me rend… » (complétez)
Malgré ses 2 milliards de matchs quotidiens dans le monde et ses 45 millions de swipes rien qu’en France[1], Tinder semble provoquer chez ses utilisateurs des sentiments plutôt ambivalents. Déprime, anxiété, profonde solitude et perte de confiance : voilà ce que nous révèle une simple recherche sur Google.
Le portail de notre potentielle future histoire d’amour laisse vite un goût amer. En effet, après les pics d’adrénaline générés par les premiers matchs, viennent les désillusions. Insatisfaction, conversations vides, manque de respect et dates ratées sont autant de témoignages des déçus de Tinder… Pourtant, ça avait l’air si facile ! On swipe à droite, on swipe à gauche, et on fait confiance aux algorithmes pour faciliter la rencontre. Et puis, à l’ère du tout-digital, il est normal que nos comportements sociaux s’adaptent. Si Internet prend un rôle de plus en plus central, pourquoi pas aussi dans notre vie amoureuse ?
Trop de choix tue le choix, et le bonheur avec !
Les applications comme Tinder sont construites de telle manière à susciter en nous l’hormone du plaisir. Elles présentent de façon attractive une galerie de photos, et suggère ainsi une offre quasi illimitée de partenaires potentiels. Elles donnent l’impression (ou l’illusion) que tout est possible : le meilleur des profils, la meilleure des rencontres, la plus belle des histoires et le tout en seulement quelques swipes. Sauf que voilà, trop de choix tue le choix : en psychologie on nomme cela le paradoxe du choix[2].
L’idée est simple, et pourtant renversante parce que contre-intuitive. Plus on a de choix, plus on est insatisfaits. En somme, plus la demande augmente, plus l’offre augmente également, et plus le choix se complexifie. Or, avec Tinder, plus les profils défilent sur nos écrans, plus nos critères s’affinent et se multiplient… et donc moins on choisit.
La sociologue Eva Illouz parle à cet effet de la culture du « non-choix[3] » : alors que, dans ces applis, on revendique notre liberté de choisir et de ne pas choisir, le refus de l’engagement débouche sur une épidémie de solitude.
Mais Tinder n’a pas l’apanage de la déception amoureuse, et d’ailleurs ce n’est pas là le vrai problème. Ce qui dérange, ce n’est pas l’étendue du choix, mais ce que ce choix fait de nous. En fait, pur produit de notre culture de la sur-consommation, Tinder s’inscrit dans une vraie logique de marché. Chaque ouverture de l’appli nous présente des produits, savamment ciblés selon les attentes de la clientèle ; se déploie ensuite la marchandisation de ces produits par le biais de la publicité et dans une démarche de concurrence. Le slogan affiché, c’est l’étincelle amoureuse ; d’où le nom “tinder”, ce petit bout de bois qui peut vite s’enflammer et mettre le feu aux poudres… Mais le produit en tant que tel, ce n’est pas l’amour, mais bien notre profil et nos données personnelles. (C’est d’ailleurs leur exploitation qui fait de la plateforme un business si lucratif[4] !)
Dans le marché Tinder, nous sommes un produit
Ne nous en déplaise, dans cette logique de marché nous ne sommes pas rois, nous ne sommes pas clients. Nous sommes un produit. Et ça, c’est dérangeant. Dégradant même. On comprend pourquoi Tinder génère de la frustration, la perte de l’estime de soi, et toutes les émotions négatives mises en relief par notre recherche Google ! Les applications de rencontre, de par leur fonctionnement, nous relèguent au rang de produits que l’on peut swiper, acheter, jeter, échanger à tour de bras.
Et si c’est loin d’être une bonne recette pour des relations humaines, ça ne l’est pas non plus pour notre vision de nous-mêmes. Il ne s’agit donc pas de juger Tinder ou quelque appli que ce soit, mais de rechercher l’essence au-delà des apparences. Tinder et les autres applis de rencontre sont le reflet d’une société marchande qui a tendance à marchandiser l’être humain : son corps, ses désirs, nos relations. Mais j’ose l’apostrophe directe :
Tu es bien plus qu’une marchandise. Tu as de la valeur. Et tu es digne de relations qui t’honorent.
Mais alors comment sortir de la logique de marché ?
Ne jetons pas la pierre à Tinder trop vite, ou alors allons peut-être chercher d’autres pierres pour répartir les torts. Si l’on assiste au développement du capitalisme de la relation amoureuse, Tinder n’en est le symbole et non la cause. On ne va pas changer le monde en un article, ni même en une prise de conscience. Les logiques de marché qui conditionnent Tinder et tous les secteurs de notre économie sont des rouages bien trop grands pour les arrêter d’un coup. Mais la réflexion est lancée.
Quelle valeur (ou, pour sortir d’une logique commerciale, quelle dignité) est-ce que je me donne à moi, et à l’autre ? Comment est-ce que ça modifie mon positionnement sur la relation de couple ?
Dans une société de l’hyper-stimulation sensorielle et de l’hyper-technicité, choisir un mode de vie plus lent, plus réfléchi, plus engageant est un vrai défi. Ce mode de vie-là est certainement moins excitant. Dans le domaine des relations, cela signifiera peut-être passer par des phases de solitude et de vide, cela même que l’on essaie de fuir avec Tinder. Mais sur le long terme, ce mode de vie-là est aussi bien plus gratifiant. Il nous extrait de la logique de marché dans lequel nous sommes des produits, pour nous faire marcher dans une logique d’engagement pour notre propre vie.
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[1] Statistiques de mars 2019 : voir l’article de Perrine Signoret, “Au fait, pourquoi Tinder s’appelle Tinder ?”, Numerama, 24 mars 2019. https://www.numerama.com/tech/474262-au-fait-pourquoi-tinder-sappelle-tinder.html
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[2] Voir l’ouvrage de Barry Schwartz, Le paradoxe du choix: comment la culture de l’abondance éloigne du bonheur, Paris, Le Grand livre du mois, 2006.
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[3] Eva Illouz, La Fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contemporain, Paris, Seuil, 2020.
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[4] Pour poursuivre la réflexion, voir Judith Duportail, L’amour sous algorithme, Paris, Goutte d’or, 2019.
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