« Tout le monde sait bien que … » ou la métaphysique du récit
Ils n’ont plus forcément de doctorat en philosophie ou de chaire à l’université. Leurs paroles résonnent dans nos oreilles et, tout en reflétant notre culture, ils la façonnent également, dictant nos pensées, étayant nos points de vue. Leur nombre de disciples s’accroît de jour en jour, et pourtant ils n’ont jamais prétendu commencer un mouvement religieux ou spirituel. À l’ère de Netflix et du divertissement à la demande, nos maîtres à penser s’appellent Tokyo et Lisbonne, Walter White ou encore Penny et Sheldon ; et ils n’existent même pas.
Les scénaristes derrière ces personnages fictifs nous font certes rire et réfléchir, mais le pouvoir de leurs mots va bien plus loin. Dans le cadre de la sitcom ou du drame social, répliques après répliques, c’est toute notre vision du monde qui se construit selon ce que traversent nos héros du petit écran. Où en sont-ils dans leurs amours ? Peut-être emprunterons-nous inconsciemment les mêmes chemins. Leur audace professionnelle nous inspire ? Peut-être leurs aventures nous pousseront-elles dans les nôtres à une plus grande prise de risque. La Casa de Papel, Breaking Bad ou The Big bang Theory ne reflètent peut-être en rien mon quotidien, mais leurs protagonistes s’y sont néanmoins immiscés, et leur regard sur le monde vient peu à peu teinter le mien.
Comment nos séries favorites, et au sens large la culture populaire, construisent-elles nos positions métaphysiques ?
C’est souvent entre deux scènes d’action que se glisse la petite réflexion spirituelle, la subtile allusion à un courant philosophique. Tel personnage traverse une crise existentielle et en vient à remettre en question les fondements même de sa pensée ; tel autre s’offusque des opinions religieuses étriquées de son collègue ou parent ; ou bien c’est le Dr House qui critique les convictions de son patient sur la base que « tout le monde ment. »
Un épisode après l’autre, les séries mettent en images et en mots ce que tout le monde pense. Ou, du moins, nous le font croire. En effet, saisons après saisons, elles finissent par créer un écosystème où tout se tient : l’identité des personnages, leurs intrigues familiales, leurs expériences et les conclusions (pour ne pas dire les « morales ») qui en sont tirées. Un mini-monde, avec sa propre logique interne, se déploie alors devant nos yeux. Il nous émerveille de son esthétique créative, nous divertit, nous passionne parfois. Un mini-monde dans lequel nous rentrons presque corps et âme, et auquel nos capacités cognitives prennent part presque sans le vouloir. Parce que l’on ne nous demande pas d’adhérer à une thèse, mais de participer à une histoire.
Le pouvoir du récit
Vous est-il déjà arrivé de revivre mentalement les scènes d’une série vue la veille ? De revoir les images, d’entendre les dialogues comme si cela était quasiment réel ? Ou, après plusieurs épisodes ou même plusieurs saisons, d’avoir comme l’impression de connaître les personnages, ces compagnons de route qui vous rejoignent le temps d’un repas ou d’une soirée détente ? Le spectateur aime la série, et souvent à raison : encensé par la critique, bardé de récompenses, et sans doute possible apprécié du plus grand nombre, le produit-série est aujourd’hui de grande qualité. Mais sommes-nous toujours en mesure de reconnaître son pouvoir, en particulier sur sa manière d’influencer notre manière de voir le monde ?
Les prophètes post-modernes comme Yuval Noah Harari ont célébré la fin des métarécits. Il s’agit là de grands schémas narratifs dans lesquels les sociétés dans leur ensemble vont puiser le sens, mais desquels l’homme moderne s’affranchit enfin. Une religion, une idéologie politique, un système économique seraient autant de mythes qui ont construit notre réel mais qui, par définition, ne sont pas réels. Le christianisme, par exemple : grande fable qui a perduré à peine deux millénaires afin de donner aux pauvres l’espérance d’une vie après la mort et aux riches le moyen d’oppresser les foules ! Une institution religieuse qui a modelé notre conscience d’humanité et à laquelle nous nous sommes accrochés par désir de transcendance. Pour faire partie du groupe. De la grande histoire.
Mais ça, c’était avant. Aujourd’hui en 2020, nous sommes libérés, délivrés des carcans du passé. Nous avons enfin compris que la vérité était en chacun de nous et qu’il suffisait d’écouter son propre cœur pour trouver la voie. Ainsi, on ne fait peut-être plus de catéchisme et on franchit peut-être moins les portes des églises. Mais n’écoutons-nous pas pieusement d’autres types de discours dogmatiques, via nos interfaces de streaming ? Car dogmes il y a, c’est-à-dire énoncés considérés comme vérité fondamentale, incontestée et incontestable. Par exemple, celui selon lequel la vérité est en chacun de nous et qu’il suffit d’écouter son propre cœur pour trouver la voie…
L’indépendance de la pensée ?
« Il n’est jamais trop tard pour être ce que l’on veut être » ; « Il n’y a pas de limite, on s’arrête quand on veut » ; « On va tous dans la même direction, on prend des chemins différents c’est tout » ; etc. Ces phrases se retrouvent dans nos séries télévisées, en couverture de nos magazines ou dans les rayons de développement personnel. C’est le synopsis sous-jacent de nos œuvres culturelles, d’un média à un autre en passant par La Reine des Neiges 2. L’homme moderne croit sans doute que ces affirmations vont de soi, qu’il s’agit là de vérités évidentes que tout le monde approuve. Mais est-ce vraiment aussi évident que cela ? L’Histoire nous le rappelle : la modernité peut donner naissance aux raisonnements les pires comme les meilleurs, et l’usage de la raison ne garantit en rien la vérité des prémices ou des conclusions. Et surtout, si l’on est tout à fait honnête, n’est-ce pas là encore une autre histoire, un autre métarécit ?
Les séries ont le pouvoir de nous immerger dans leurs récits, de nous faire rentrer dans leur univers à l’atmosphère visuelle, sonore et narrative si caractéristique. Si ça marche, souligne l’universitaire Jean-Pierre Esquenazi, c’est notamment parce que les meilleures d’entre elles savent tendre avec efficacité un miroir dans lequel on se reconnaît. Les discours qu’elles profèrent sont déjà dans la bouche de certains avant d’arriver sur les écrans des autres. Mais c’est là où le métarécit se métamorphose : dilué entre un générique captivant et la bande annonce du prochain épisode, le spectateur oublie qu’il y a histoire dans l’histoire. Et alors qu’il se prélasse devant le divertissement, il est pétri de discours qui élaborent subrepticement sa vision du monde.
Nous les modernes, nous les progressistes, sommes émancipés des structures du pouvoir ! Les générations passées s’attachaient à des idéaux et mythes religieux ; nous, nous créons notre présent à l’envi. Le croyant qui prêche du haut de son estrade, le gourou qui endoctrine, ou le prosélyte qui cherche à convaincre n’aura sur moi aucune emprise, car je suis libre de toute influence ! Je suis libre d’être qui je veux être, sans limite, sans intervention extérieure, et quel qu’en soit le chemin…
Je construis le récit… ou le récit me construit
Harari (et d’autres !) ont bien raison : nous sommes des êtres de récits, et le succès des séries télévisées n’en est qu’une nouvelle manifestation. L’être humain (se) raconte des histoires, réelles et fictives, souvent au carrefour de la réalité et de la fiction. L’humanité fait partie d’une grande histoire, que tout le monde ne va certes pas raconter de la même manière, mais dans laquelle beaucoup y reconnaissent la présence de quelque chose de plus vaste, voire invisible. Un scénariste divin ? Des spin-off parallèles ?
Quelle est la série que je regarde, ou plutôt, l’histoire à laquelle je participe en ce moment ? Elle me raconte sûrement quelque chose sur le genre humain, la valeur d’une personne, les réalités spirituelles, ou encore la notion de vérité. En rentrant dans son univers, j’adhère ou je questionne les affirmations qu’elle me livre. J’enrichis ma culture générale. Je réfléchis sur les travers de ma société. Je prends du bon temps, je savoure l’évasion fictive. Je fais partie d’une communauté de spectateurs. Exil du quotidien, plénitude de l’instant, expérience esthétique et partagée.
Les plateformes de streaming seraient-elle nos nouvelles églises ?
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