Le pas de côté de Vincent Van Gogh
Une nouvelle librement inspiré de la vie et de l’œuvre de Vincent Van Gogh (1853-1890)
La fatigue dans son corps. Dans son esprit, la lassitude. Longue journée de pauvre lumière où il a traqué le motif, sans résultat. Et puis, ses pas l’ont ramené où, toujours, on l’accueille bien : la chaumière ramassée sur elle-même de la famille de Groot. Ils parlent peu, c’est vrai, mais il s’est attaché à eux.
Il a refermé sur lui la porte de leur chaumière. Dans ses oreilles résonne encore leur : « Au revoir, monsieur le pasteur. » Mais l’est-il, pasteur ? Tout ce qu’il sait faire, c’est les regarder : le père, la mère, la petite Gordina dont il a souvent fait le portrait, et puis les grands-parents. Qu’est-ce qu’il leur apporte ? Le bon pasteur devrait toujours avoir, en lui, jaillissant du cœur, la bonne parole, qui va porter l’espérance où tout est si sombre et difficile. Il doute. Sa vocation, il le perçoit, de plus en plus, n’est pas liée à la Parole, non, mais à l’œil. Voir et peindre. Une obsession.
Peindre, de mieux en mieux. La réalité de ce qu’il voit. Réussir à peindre tout comme Zola, dans ses romans réalistes, saisit le brut du vivant. Il voit le début d’un chemin qui, peut-être, ira vers la lumière, mais, pour l’instant, est encore plongé dans l’obscur.
Qu’a-t-il vu dans la chaumière ? Rien, d’abord. L’obscurité enfumée, laide, d’une maison de paysans pauvres. Il a eu un haut le cœur en sentant, aussi fort, l’odeur du lard et la vapeur montant des pommes de terre à cuire, la fumée du foyer. Sous une lampe diffusant une clarté jaunâtre, réunis à la table, ils étaient là, rassemblés, serrés les uns contre les autres, la famille de Groot. « Bonjour, pasteur », a dit le père. Pas de place pour s’asseoir à leur table. La grand-mère lui a tendu une tasse de thé fumant. Ils sont restés, lui debout, eux assis, sans parler. Il a bu. Eux mangeaient, sans parler.
Il a regardé. Il a vu ces visages ingrats, aux traits anguleux. Le front bas. Le nez proéminent. Les grosses lèvres. Les yeux saillants, très noirs. Les coiffes des femmes, de la fillette. Les casquettes des hommes. Leurs habits sombres à tous, sur le fond obscur. Tout en vient à se confondre.
Il songe à ses maîtres. Millet surtout. Mais ses paysans à lui ont une douceur méditative que les siens n’ont pas, ici, à Nuenen, ce petit village perdu de la Hollande. La Hollande n’est pas la France… Et Rembrandt, qu’aurait-il fait de ce motif ? Il l’aurait transcendé par son clair-obscur. Tout aurait baigné dans la nuit et l’or. Mais il n’est ni Millet, ni Rembrandt. Il est Van Gogh. Qu’est-ce que cela signifie ? Il sait que s’il fait quelque chose de ce qu’il a vu là, son tableau devra, lui aussi, sentir le lard et la pomme de terre. Un tableau de paysans ne doit pas sentir le parfum.
Devant lui, le chemin plein d’ornières, et la fin du jour. Bientôt, il lui faudrait une lampe pour avancer. Et il n’en a pas. Il faut presser le pas. Le long des champs plats. Une trouée de lumière, encore, fait voir la terre, lourde, labourée, noire. Une évidence : ses paysans à lui devront avoir la matérialité de la terre qu’ils ensemencent. De cette terre, leurs doigts puissants, aux ongles noircis, tire les pommes de terre. Ils auront donc aussi la teinte de la terre et des pommes de terre. Parce qu’il les aime comme il les voit, dans la noblesse, brute, de la pauvreté.
La nuit vient. Il connaît son chemin. Ses godillots sont lourds de la terre qui leur colle, sous les semelles. « Au revoir monsieur le pasteur », ils ont dit. Mais il ne leur a rien donné. Rien. Parce qu’il est plus pauvre encore qu’ils ne le sont. C’est eux qui lui ont donné : non pas la facilité d’un sourire, mais la vérité, nue, des hommes qui reçoivent chaque jour leur pain quotidien et le mastiquent, ensemble, dans la reconnaissance.
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