Carnets du Népal : la (re)découverte de la prière… à Katmandou
Comment vivez-vous le voyage ? Aimez-vous prendre des photos, figer l’instant présent ? Préférez-vous tenir des carnets, y noter vos impressions, vos ressentis, la trace de chaque émotion traversée ?
Notre rédactrice de Dieu dans la garde-robe s’est lancée dans l’écriture d’un carnet de bord lors de son voyage au Népal. Elle nous partage son vécu et sa (re)découverte de la prière, ici à Katmandou[1]. Extrait.
Le pinceau court sur mon avant-bras, y tissant avec rapidité et précision une complexe dentelle brune. Je retiens mon souffle tout en me perdant dans un dédale de formes que je n’ai pas les mots pour nommer. Ogives ou spirales, rosaces ou arabesques ? Vitrail de cathédrale, champ de roses ou mandala abstrait ? Mon imagination s’emporte dans la contemplation de ce monde qui se dessine graduellement sur ma peau encore bien pâle après vingt-quatre heures de voyage et une courte nuit d’orage… voyage Népal spiritualité
L’humidité lourde et parfumée de la mousson plane dans l’air, se mêlant à l’odeur des grillades épicées et de l’encens sous le chapiteau embué. La cérémonie du Mehndi vient de commencer. Aujourd’hui, la future mariée et ses invitées se pareront de henné, enfileront bracelets et saris colorés, et danseront jusqu’au soir dans la convivialité du jardin familial.
Je tressaille.
Malgré tous mes efforts pour rester immobile, la caresse de la pâte sombre aura réussi à me chatouiller. Las ! L’habile jeune femme au pinceau à qui j’ai confié mes deux bras me gratifie d’un sourire amusé. Son ouvrage est bien indemne et, une fois la pâte sèche, l’affection que je porte au couple sera inscrite dans mon épiderme. Car, au-delà de sa dimension esthétique, le henné est avant tout un acte d’engagement. Pour la future épouse, qui enfile par là le premier élément de sa garde-robe de mariage, mais aussi pour l’assemblée, qui accompagne ainsi les deux mariés jusque dans sa chair.
En rejoignant mes amies sur la piste de danse vibrant déjà au son des grands classiques de la pop indienne en ce premier jour, je me sens entrer dans une communauté tissée par un langage unique. voyage Népal spiritualité
Des trois jours de célébration qui suivront cette entrée en matière, je retiens finalement plus des fragments qu’une trame lisse et chronologique. Et ce n’est pas la bière Gurkha, excellente spécialité locale, qui est à mettre en cause !
Simplement se dessine petit à petit, au fil des cérémonies qui se succèdent, derrière le mur des traditions et des conventions, une façon tout particulière d’aimer, une forme de tendresse sans paroles que pigments, gestes et symboles savent dire mieux que les mots…
Souvenir.
Je me souviendrai toujours de cette cérémonie de mariage sans un seul mot, pas même le fameux “oui” des époux. Dans l’hindouisme, le consentement ne se verbalise pas. Le serment est “dit” à travers tout un ballet de gestes s’étalant sur près de deux heures. Offrandes de riz et de safran, bougies allumées, échanges de couronnes de fleurs tressées. Le tout est soigneusement (et exclusivement !) guidé par les femmes de la famille, méticuleuse sororité rassemblée autour du couple sur une scène drapée de somptueux voiles rouges.
Privilège de demoiselle d’honneur oblige, j’ai la chance d’en découvrir les coulisses… De voir, à l’aube, la mariée jusque-là si stoïque s’émouvoir soudain en revêtant sa robe d’apparat. D’écouter l’espiègle petit frère parler de ces longues soirées passées à regarder les étoiles avec sa sœur, perché sur le toit de la demeure familiale. De surprendre la fidèle maid enveloppant la mère de famille dans une étreinte chaleureuse, entre deux services. De regarder bouche bée le fiancé Australien de mon amie s’incliner devant ses très conservateurs grands-parents pour se laisser imposer leurs mains en signe de bénédiction.
De déceler, entre images pieuses, clichés sépia et souvenirs de Disneyland, l’histoire d’une famille le long des murs. Pénétrer dans l’intimité du foyer et y glaner ces “choses vues” me fait prendre conscience de l’intensité des cheminements personnels se cachant derrière le faste de l’expérience collective.
Les adieux marquent un autre point particulièrement culminant. Au soir du deuxième jour, la noce se rassemble autour d’une voiture parée d’étoffes rouges et de couronnes de fleurs, prête à emmener la jeune épouse vers le foyer de son mari.
Dans les temps anciens, nul doute que ce départ devait représenter un moment particulièrement poignant de la vie d’une femme. Mais quel est son sens dans le contexte d’un jeune couple “moderne” et occidentalisé, vivant sous le même toit depuis plusieurs années déjà ?
Simple mise en scène de la part d’une famille notable soucieuse de démontrer aux yeux de tous son respect des conventions sociales ?
Questionnement.
Mon cynisme momentané est très vite balayé à la vue du père de la mariée qui, sans crier gare, éclate soudainement en sanglots. J’en reste sans voix. Comment expliquer ses larmes, alors que sa fille a quitté le domicile familial depuis près de 10 ans déjà ?
Ce spectacle est pour moi un rappel poignant que liturgies, rites et cultes ne sont pas juste des contraintes héritées d’un passé dont on se passerait bien mais qu’une bienséance conservatrice continuerait à maintenir pour faire bonne figure. Ils existent parce que nous en avons fondamentalement besoin. Parce que les grands pivots de nos vies se doivent de prendre une forme matérielle pour devenir pleinement réels à nos yeux.
Et de fait, mon séjour à Katmandou me révèle une dimension de l’hindouisme que je ne soupçonnais pas. Brahma, Vishnu, Shiva, Ganesh…
Cette religion millénaire compte une impressionnante pléthore de dieux. Entre 30 000 et 30 millions, selon la personne à qui l’on demande – de quoi faire trembler le Panthéon romain et les humbles Olympiens ! On pourrait même aller jusqu’à avancer qu’il y a autant de divinités que d’âmes sur le territoire népalais.
Quel sens donner à une telle multitude ?
Tandis qu’offrandes et incantations se succèdent sur la petite estrade rouge carmin, je me dis qu’elle est finalement loin d’être l’armée écrasante que l’on pourrait se figurer. Ce que notre civilisation monothéiste aurait tendance, à première vue, à balayer comme un excès lui est en réalité bien plus proche qu’il n’y paraît.
Car la piété hindoue est une dévotion toute domestique. Elle se déroule moins au temple que dans l’intimité du foyer. Figurine sur le tableau de bord, discrète statuette entourée de bâtons d’encens, petit autel coloré au détour d’une rue animée : son dieu, on l’emmène avec soi !
Au fond, cet intense polythéisme ne reflète-t-il finalement pas l’appel judéo-chrétien d’un Dieu proche et personnel ?
Prière.
En déambulant au hasard des rues au lendemain des festivités, je me retrouve soudain saisie par le spectacle de priants défilant devant une petite stèle coincée entre deux échoppes. La statue d’Hanuman, divinité mi-homme, mi-singe, y est couverte de pétales de dahlia, d’eau et de poudre colorée. Les dévots s’inclinent un à un devant elle, animés par un élan qui n’est jamais tout à fait le même. Là, une femme chargée de sacs de course effleure l’idole de la main en se rendant au marché. Ici, un jeune habillé à l’occidentale pose le front contre la pierre humide dans un geste aussi doux qu’inattendu… Tous repartent en portant sur leurs vêtements et sur leur peau des stigmates de pigments safranés, comme des traces de leurs propres prières mais aussi de celles des visiteurs qui les ont précédés.
Je suis touchée que l’on puisse ainsi s’enduire de la prière de l’autre. Touchée qu’un acte aussi indicible et intangible que celui de prier puisse se voir, se sentir et se ressentir de façon si brute. Plus tard, sur les hauteurs du sanctuaire bouddhiste de Swayambhunath surplombant la capitale, il prendra la forme de centaines d’étoffes recouvertes de mantras manuscrits, tendues d’une stupa à l’autre. Tantôt poudre, tantôt volute d’encens, tantôt drapeau coloré flottant au vent : au Népal, la prière se fait couleur.
Et toi, comment vis-tu la prière ?
[1] Katmandou, capitale du Népal. Voir https://www.lefigaro.fr/voyages/guides/voyage-dans-la-vallee-de-katmandou-le-guide-du-figaro-20220827
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