Carnets du Népal : la (re)découverte de la prière… sur les routes de l’Himalaya
Comment vivez-vous le voyage ? Aimez-vous prendre des photos, figer l’instant présent ? Préférez-vous tenir des carnets, y noter vos impressions, vos ressentis, la trace de chaque émotion traversée ?
Notre rédactrice de Dieu dans la garde-robe s’est lancée dans l’écriture d’un carnet de bord lors de son voyage au Népal. Elle nous partage son vécu, ses réflexions spirituelles et sa (re)découverte de la prière, ici sur les routes de l’Himalaya. Extrait. voyage Népal Himalaya
Retour à un soir embrumé, plus de 3000 mètres au-dessus du niveau de la mer. Il est presque 20h00. Nos guides occupent la terrasse de fortune du refuge, caressant le chien et riant dans leur mélodieux dialecte en finissant une cigarette. Ce sont les derniers instants de lumière grise, pimentés par les lueurs des mégots incandescents. Bientôt, le brouillard achèvera d’avaler la montagne et une nuit épaisse se déploiera à sa suite. voyage Népal Himalaya
Hier, c’était sur les toits de Katmandou que je regardais le soleil se coucher, enivrée par les parfums et les couleurs de la fête. Vingt-quatre heures plus tard, sari, poudre et bracelets dorés auront été remisés au placard, troqués contre d’épaisses chaussures de randonnée et un sac à dos chargé pour trois jours de trek au cœur de l’Himalaya. voyage Népal Himalaya
Le contraste avec l’univers de la veille est si saisissant que celui-ci me semblerait un rêve si ce n’était pour le henné résolument inscrit sur mon avant-bras. En cette première soirée passée à l’ombre des montagnes, c’est d’ailleurs son tracé encore faiblement visible dans l’obscurité qui me rappelle de prier pour les mariés, ainsi que je me le suis promis. Je ne peux m’empêcher de sourire à cette pensée: n’est-il pas amusant que le tatouage qui hier encore relevait de l’étranger soit aujourd’hui devenu un repère familier, un point d’ancrage face à l’hostilité muette d’un nouveau “nouveau monde”? Mais la méditation du jour s’arrête là : rompue par huit heures d’ascension et fatiguée d’avoir avalé litre après litre un air certes pur mais appauvri en oxygène, je crois bien que mes paupières se sont fermées après à peine deux Pater Noster..!
Pendant la nuit, la terre a tremblé. Cela a commencé par un grondement sourd, un coup de tonnerre prolongé qui s’est ensuite mué en de vigoureuses secousses. Les murs, le lit, mon corps: rien ne lui a résisté, tout s’est mis en mouvement à son impérieux commandement. Cette terrible volonté montée des entrailles de la montagne a fait sortir des miennes quelque chose de très ancien, un réflexe de soumission totale au monde naturel que mon quotidien urbain et aseptisé ne m’avait jamais amenée à rencontrer. Et après? Un silence absolu. Pas tant “de mort”, comme le dirait l’expression, que de respect. Il me semble avoir retenu mon souffle jusqu’au petit matin, immobile sous les draps humides de transpiration.
Longtemps, on aurait vu dans un tel événement une rencontre avec le divin en personne. On aurait “senti” Dieu, au sens le plus littéral du terme, on se serait cru frôlé, touché par Lui, on aurait contemplé au lever du jour l’œuvre de Sa main, reconnu dans la tôle effondrée, les arbres tombés et les glissements de terrain l’expression de Son autorité.
Si je sais pour ma part que le séisme est dû à un simple déplacement de plaques tectoniques, force est de constater que cette expérience n’en a pas moins le goût d’une rencontre avec Dieu ! Je L’ai senti, moi aussi, non pas dans l’onde de choc en elle-même, mais dans ce qu’elle m’a rappelé de ma propre fragilité; dans l’humilité à laquelle m’a invitée cette inversion soudaine du rapport de force entre présence humaine et puissances naturelles, dans cette rare opportunité de contempler le spectacle à la fois grandiose et tragique de la Création en mouvement. Dans ce verset du Psaume 144 enfin, subtilement apparu dans mon esprit une fois le calme retombé sur la nuit: “L’Homme est semblable à un souffle / Ses jours sont comme l’ombre qui passe”…
Dieu, ce fut aussi cet élan d’abandon, ce “n’aie pas peur” venu me bercer malgré l’incertitude et la désorientation. Qui aurait cru qu’il me faudrait m’aventurer au cœur de l’Himalaya pour comprendre le poids de ces mots, si simples et pourtant si profonds, prononcés par Marie dans l’Évangile de Luc: Voici la servante du Seigneur; que tout m’advienne selon ta volonté… [1]
Et vous, où voyez-vous Dieu ?
“Wake up! Wake up!” Au réveil, versets et autres considérations bibliques sont bien loin. Au son empressé de la voix de Kuman, notre guide-chef, mes compagnes et moi nous ruons hors du dortoir et nous retrouvons, groggies, sur la terrasse baignée de soleil du refuge. Il est 5 heures, la nuit ne semble avoir laissé aucune séquelle et la fraîcheur vivifiante de l’aube qui nous accueille les bras grand ouverts. voyage Népal spiritualité
“Look!” souffle Kuman, l’index tourné vers l’horizon inhabituellement dégagé pour un matin de mousson. Les montagnes et leurs sommets enneigés s’y dessinent, majestueusement ciselés. Mais alors que je crois déjà contempler leur sommet, voilà que mon regard s’hasarde à remonter haut, bien plus haut dans le ciel… Ce que je prenais jusque là pour un amas de cumulus m’apparaît soudain pour ce qu’il est vraiment: un relief d’une hauteur terrifiante, culminant à près de 8000 mètres d’altitude. Pour la seconde fois en quelques heures, le choc me coupe le souffle tel un coup de poing.
La peur. voyage Népal Himalay
Voilà bien la dernière chose que je m’étais attendue à éprouver en me préparant pour cette randonnée! J’avais anticipé l’entrain, l’émerveillement, le fameux “waouh” qui se passe de mots – tout sauf la peur. Mais est-ce bien elle et elle seule pourtant, cet estomac noué face à des proportions qui dépassent ce dont était capable mon imagination? Le terme, s’il se rapproche de mon ressenti, ne me semble toutefois pas complètement ajusté…
C’est finalement mon compatriote Albert Schweitzer, ce célèbre pasteur alsacien devenu Prix Nobel de la Paix, qui me donne la clé – et dans la langue de Goethe s’il vous plaît ! Avec son fameux mot-valise “Ehrfurcht”, il ose rassembler en un même lieu les notions a priori contradictoires de crainte et de vénération, de blessure et de révérence. Pour Schweitzer, il ne s’agit pas de caractériser une angoisse, mais plutôt de donner un nom à la réaction brute de l’Homme face au miracle de la vie dans sa plus pure plénitude.
En marche vers Forest Camp sur la route de l’Annapurna, c’est cette fois-ci la jungle qui nous attend. La pluie indécise qui nous accompagne oscille entre averses torrentielles et accalmies, laissant derrière elle une humidité dont l’épaisseur se voit et se respire. Nous marchons sans un mot. Et quand, après quelques heures, cette chape enfin s’évanouit, soleil, senteurs inconnues, cris d’animaux et chants d’oiseaux précipitent une explosion des sens aussi intense qu’inattendue.
Rien n’est neutre dans l’Himalaya, même lorsque l’on se contente de l’effleurer par un timide trek de trois jours. Pas surprenant que ce massif ait vu naître en son sein un tel éventail de spiritualités! Athée ou croyant, se mesurer à lui implique de mobiliser la totalité de sa personne -corps, âme et esprit. Et c’est précisément parce qu’elle est si profondément, si viscéralement humaine que l’expérience des montagnes peut laisser de telles traces spirituelles en nous.
Dans ce monde mouvant et vivant, où l’on passe constamment de l’abondance au dénuement, chacun relit son histoire, contemple ses échecs et ses espoirs. On creuse ses amitiés dans le silence, on découvre comment la simple présence de l’autre à ses côtés, dans l’expérience partagée de l’inconnu et de l’effort, vient miraculeusement combler des années d’absence et de distance. On sort de soi-même. voyage Népal Himalaya
En ce sens, cette nature étrange et submersive n’est finalement pas si différente de nos églises le dimanche! Les rites et liturgies qu’elles abritent viennent bouleverser nos repères quotidiens pour nous ouvrir à quelque chose qui nous dépasse, qui relève de l’extraordinaire tout en touchant à l’intime de nos vies.
J’ai suivi Niman, notre porteur, en tête du groupe pendant tout un après-midi pluvieux et sangsueux (oui, l’Académie Française devrait sérieusement songer à faire rentrer cette réalité dans le dictionnaire !). Dans la difficulté, pas de “Trois kilomètres à pied…” : à ma surprise, c’est le rosaire [2] qui devient une ressource. À vrai dire, le mien est invisible puisque je ne porte pas de chapelet sur moi: je l’égrène donc en utilisant discrètement mes dix doigts. voyage Népal Himalaya
Si cette forme de prière peut sembler à certains – moi la première parfois ! – d’un autre âge, elle m’est ici d’un surprenant soutien. À l’unisson avec mes muscles de chair, elle réactive en moi des “muscles” spirituels qu’un quotidien un peu trop actif avait atrophiés.
L’exercice m’aide à trouver un rythme et à rompre la solitude à laquelle condamne souvent l’effort physique, en ce qu’il me relie à des générations de croyants. Et pas seulement catholiques : nombreuses sont les religions qui proposent des pratiques basées sur la régularité et la répétition, du bouddhisme à l’Islam en passant par le judaïsme.
Et après tout, une randonnée n’est-elle pas tout simplement un chapelet de pas ?
Entre deux enjambées, j’apprends d’ailleurs quelques rudiments de dialecte, suffisamment pour casser un tant soit peu la muraille de la langue et gagner accès à l’autre: bistari (moins vite), xitu xitu (plus vite), didoh momo (bonne chaire). Et, bien sûr, tzuga : sangsue!
Plus tard, étendue dans le noir sur ma couchette, j’écoute les éléments se déchaîner sans peur. Bercée par le bruit de l’eau ruisselant dans les rigoles de tôle et le souffle régulier de mes compagnes endormies, je me sens heureuse d’être ainsi éveillée, tout simplement. Heureuse de cette pluie qui coule, de cette couverture usée par des centaines de lessives mais dont l’odeur poussiéreuse réussi malgré tout à réconforter, de mes cheveux humides sentant encore vaguement le savon, de mes muscles au repos. Heureuse.
Grandissant dans un milieu chrétien, on côtoie un vocable à la fois poétique et mystérieux, dont on devine la puissance sans toujours chercher à en saisir le sens précis. Cette nuit, je crois avoir enfin compris ce que signifie “action de grâce”…
Retour dans la vallée.
Dans un jardin fleuri au cœur des rizières, un enfant s’exerce à tenir debout sur ses deux jambes potelées, sous le regard attendri et attentif de sa jeune mère. Plus tard dans la soirée, alors que celle-ci nous régale d’un délicieux plat de riz tout en s’efforçant de nourrir le vigoureux bambin, nous apprenons qu’il se prénomme Ayan, ce qui signifie “commencement”. Un nom qui sonne comme une promesse, ou plutôt un défi, à l’heure où notre voyage touche à sa fin ! voyage Népal Himalaya
Demain, il faudra rentrer. Retrouver Katmandou et son tumulte, un terminal d’aéroport puis un autre, avant de reprendre le fil d’un quotidien qui paraît soudain plus lointain que jamais. Mais pour l’instant, mes yeux se ferment sur la plus douce des visions. Celle d’un petit enfant (enfin !) endormi dans son panier d’osier au milieu du foyer, entouré de visages que tout, de l’âge à la couleur de peau, sépare mais qui, le temps d’une soirée, se retrouvent rassemblés dans un même émerveillement muet.
Un tableau qui, d’une certaine manière, n’est pas sans rappeler un autre instant au parfum d’éternité, il y a 2000 ans de cela, par une nuit de Galilée…
Epilogue
Rabinav (enfin, “Rabi” pour les intimes!). C’est un bout de vie palpitant arrivé dans la vie de ses parents quelques mois après cette aventure. Le sari scintillant de la mariée a laissé la place au ventral de bébé, le maquillage de fête aux traits tirés mais rayonnants. Derrière nos écrans respectifs, dispersées entre trois continents et quatre fuseaux horaires, mes camarades et moi nous extasions devant ce miracle emmailloté, ce petit être qui a fait de notre amie Shrey une mère et qui nous invite à aimer ce monde un peu plus fort chaque jour.
Qu’il est beau, qu’il est bon de relire ce voyage tant de moins après. Et de voir ce que je ne voyais pas alors : Ta présence entre chaque ligne. Merci Seigneur.
[1] Evangile de Luc, chapitre 1, verset 38. https://lire.la-bible.net/lecture/Luc/1/38
[2] RELIG. CATH. Grand chapelet composé de quinze dizaines de petits grains (représentant les « Ave ») précédées chacune par un grain plus gros (représentant le « Pater »). − P. méton. L’ensemble des prières elles-mêmes, récitées à l’aide de ce chapelet. https://cnrtl.fr/definition/rosaire
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